







Chantier de la Philharmonie de Paris, Jean Nouvel architecte. Photographies Jean Richer
Le chantier, la lumière du réel
L’architecture s’est fait une place dans la société de l’obsolescence, dans le maelström d’image global. Au même titre que les publicitaires, les cinéastes, les photographes et autres créateurs d’image, elle contribue à définir l’immédiateté, le visage fascinant et changeant de la mode. En tant qu’image parmi les images, l’architecture a acquis une visibilité sociale : on ne s’étonne plus de la trouver dans des revues non spécialisées, dans des émissions de société. Mais cette reconnaissance relative a un prix, celui justement de ne pouvoir exister qu’en tant qu’image, à tel point que les architectes eux-mêmes n’ont de cesse de transformer leur œuvre, construite ou non, en un artefact visuel. Cette prédominance de l’image occulte presque totalement l’acte réel de l’architecture, c’est-à-dire la construction.
Je suis chez moi, en train d’essayer d’écrire cet article, je regarde autour de moi, que vois-je ? Des enseignes, en bas, par la fenêtre, que je ne peux pas voir, puisque je les lis, puisque je prends instantanément contact avec leur message, leur intention à mon égard (achète ceci, va voir cela, etc.). Des photographies, que je ne peux appréhender en tant que telle, puisqu’elles me renvoient immédiatement aux personnes que je connais. Des objets, qui ne sont pas de simples choses, puisque je les prends pour moi, c’est-à-dire que je transforme automatiquement en intentionnalité, en potentialité, en projet (manger ça, porter ça au pressing, ranger ça, lire ceci, etc).
Et dehors, à l’échelle de la société, tout est pareil. Nous vivons bombardés de messages, d’intentionnalités cristallisées dans nos objets « réels », nous vivons dans un cocon d’intentions, de renvois, de reflets que nous appelons « réalité », et que le philosophe Cornélius Castoriadis nommait « imaginaire social » ou « institution imaginaire ». Nous faisons tous commerce, nous appréhendons tous le monde par l’imaginaire. Nous avons cette faculté incroyable, et ceci depuis que la conscience existe sans doute, de voir dans un objet physique autre chose que lui-même, d’y voir un sens, une potentialité, une intentionnalité. En un mot, nous avons l’imaginaire, la métaphore comme outil puissant pour comprendre et nous servir du monde. Et sans doute, nous avons, chevillé à l’âme, le secret espoir que le monde existe pour nous, qu’il nous veuille du bien, et surtout qu’il aie un sens.
Aujourd’hui, il y a cet absurde débat entre « virtuel » et réel ». Évidemment, le virtuel serait « inquiétant », et le réel constituerait une « valeur » humaine inaliénable. C’est tout à fait hypocrite. Le réel en tant qu" être » ou « essence », il y a bien longtemps que nous l’avons lâché pour le langage, la métaphore, l’image. Le virtuel — que je préfère appeler l’imaginaire — nous y sommes depuis toujours. Nous y habitons. Les tympans des églises médiévales sont virtuels, ils racontent une histoire. Le Parthénon est virtuel, il représente les Dieux. Le virtuel, dit Michel Serres, est la chair même de l’homme. La chair même de sa production, aussi.
Non, le véritable Autre Monde, tout à fait inconnu et inquiétant, c’est le monde des choses « en notre absence » comme dit Baudrillard. C’est-à-dire les choses épuisées de toute intentionnalité à notre égard. L’être brut, la face cachée du réel, que nous ne pouvons pas vraiment voir, car il faudrait une vision inhumaine, divine, pour y arriver. Les choses silencieuses, l’être silencieux, qui ne nous veulent rien, qui ne nous disent rien, qui existent parfaitement sans nous.
Et le chantier est le lieu de la confrontation avec le monde des choses. Il y a la construction, qui est indéniable, contingente, épreuve du feu de l’objet mental — le projet — qui devient réel. Qui entre dans la sphère du réel, qui naît dans la lumière du réel. Heidegger, dans son essai « La question de la technique » parle de « dévoilement ». Ce qui n’était pas, est, surgit. Dans le cas de l’architecture, l’objet ainsi dévoilé provoque toujours un peu de stupeur. Il est à la fois l’objet que l’on a longuement imaginé, prémédité, décrit, prévu dans ses moindres détails, circonscrit ; et un objet totalement différent, étranger, puisqu’expulsé de notre sphère mentale intime. En définitive, l’objet qui est dans la lumière du réel, nous surprend, et nous échappe. Il part rejoindre les choses. De quasi-sujet, il devient objet parmi les objets, inerte, surprenant, autre.
Ce qui fait du chantier un lieu à part, c’est qu’on peut y observer « l’autre côté » de notre monde social. Une face cachée du réel où les objets ne sont plus intentionnels, où cesse le continuum rassurant de messages, de signes, d’illusions et de chimères qui constitue notre environnement quotidien. On y a l’impression d’être dans les coulisses de l’imaginaire social, en train de mettre en place un décor et ses machineries, qui brusquement deviendraient un monde à part et mystérieux. On ressent, face à la tectonique majestueuse du moindre ouvrage de béton, la minceur de la pellicule d’imaginaire social qui nous sépare de l’être brut et sauvage, de l’être seul des choses.
L’expérience de la construction montre en quoi l’architecture est instable et fascinante. Elle est posée sur la ligne de crête entre l’imaginaire « parlant », l’intentionnalité que nous lui avons injectée ; et le monde silencieux des choses dans lequel elle peut s’engloutir à tout instant, pour redevenir une énigme.
Jean-Philippe Doré (2002)