Introduction
Ce colloque s’intitule « Mouvement et perception ». Je me permets de le rebaptiser par opposition terme à terme « simulation et dissimulation » car c’est de cela que je vais vous parler aujourd’hui. Simulation et dissimulation ont la même origine, du Latin similis qui veut dire semblable et qui a aussi donné simulacre. La simulation dont l’exemple sera ici les reconstitutions architecturales du laboratoire Forensic Architecture qui font paraître comme une image de la réalité la représentation artificielle d’un évènement à partir de ses archives médiatiques. La dissimulation, elle, tente de masquer tout ou partie des évènements ou cherche à en donner une idée fausse comme c’est le cas de certains gouvernements qui masquent les exactions que Forensic Architecture rend justement visible. La dissimulation et la simulation semblent être deux phénomènes de vitesse majeurs de ce début de XXIe siècle et le rapport de proportion qui naît de leur rencontre représente une accélération foudroyante.
Le rapprochement de l’œuvre philosophique de Paul Virilio et des activités de Eyal Weizman, fondateur de Forensic Architecture, permet d’approcher cette accélération tout d’abord par une archéologie des médias,
1. Archéologie des médias
L’exploration de cette accélération commence paradoxalement par une forme d’archéologie des médias qui hybrident l’environnement urbain contemporain. Par archéologie, il faut entendre la recherche des strates historiques récentes dans la succession des techniques médiatiques mais aussi l’accumulation des informations diffusées en temps réel ou différé qui stratifient tout autant les évènements dans leur instantanéité.
Le philosophe et urbaniste Paul Virilio s’est livré à cette archéologie dans la première partie de son œuvre. Sa recherche archéologique, au sens premier du terme, sur les vestiges du mur de l’Atlantique — qui a donné l’exposition et le livre Bunker Archéologie — aura mis en avant de trois principes importants. Le premier tient à la mise en réseau des édifices qui forment entre eux une chaîne de surveillance et de contrôle. Leur implantation géographique à des fins stratégiques les pose dans toute leur matérialité que leur massivité redouble. Paradoxalement, le bunker se dissimule au regard dans une topographie qui le camoufle puisque ces ouvrages étaient recouverts de terre ou de filets de camouflage. Enfin, le réseau discontinu d’ouvrage simule un mur continu, d’où son nom, propre à la dissuasion. Ce triptyque — mise en réseau, dissimulation, simulation — s’applique métaphoriquement à la situation médiatique qui suit.
Puis Paul Virilio a prolongé cette archéologie par l’étude de la succession des moyens technologiques et des médias du XXe siècle à partir de leur matérialité. « En fait, depuis les hauteurs dominantes des fortifications du passé, l’innovation architectonique de la “tour de guet”, l’utilisation du ballon captif, en passant par l’aviation et la restitution photographique du champ de bataille en 1914, jusqu’au “Satellite d’alerte avancée” […], nous n’avons cessé d’assister à l’extension du champ de perception des conflits ».
Car Paul Virilio a retracé l’histoire de l’image aérienne, depuis l’Entrepre­nant, premier aérostat d’observation qui permit la victoire de Fleurus en 1794 (Fig. 01), à la couverture du Sud-Est asiatique vers 1967 par des appareils américains sans pilote, « il n’y a plus de vision directe, en quelque 150 ans, le champ de tir s’est transformé en champ de tournage », prélude d’une géophotographie du globe terrestre par les satellites d’observation. La première guerre du Golfe (1991–1992) lui donna l’occasion de comprendre qu’« avec ce conflit où les divers satellites devaient jouer, pour la première fois dans l’histoire, un rôle majeur, le contrôle des communications l’emportait sur le contrôle du territoire géographique adverse, les cinq semaines de bombardements aériens mani­festant moins la volonté de raser les villes comme naguère, que celle d’éliminer l’ensemble des infra­structures de communication et de télécommuni­cation irakiennes ».
La génération qui sépare Paul Virilio de Eyal Weizman fait que ce dernier a totalement intégré cette histoire iconique et qu’il y ajoute une analyse médiatique au point de considérer l’architecture comme un média parmi les autres. Car l’environnement bâti, en tant que lieu de l’évènement — La plupart des victimes mortelles des conflits contemporains meurent à l’intérieur même des bâtiments et souvent à leur domicile -, recèle pour lui la preuve des exactions qu’il cherche à caractériser : « la destruction du tissu urbain et de l’environnement est souvent l’objet même de la violence. […] C’est un milieu à grande densité médiatique, saturé par les images des capteurs optiques et d’autres appareils ». L’architecture et l’environnement bâti fonctionnent pour Eyal Weizman comme des médias qui mettent en œuvre trois opérations médiatiques fondamentales : « ils enregistrent ou appréhendent leur environnement, ils conservent cette information à travers leurs mutations formelles, et ils peuvent ultérieurement en diffuser et externaliser les traces latentes de leurs formes ». Ce n’est pas éloigné de ce que pensait Walter Benjamin : « l’architecture fournit matière à une réception collective simultanée ». Les architectes de Forensic Architecture recomposent leur propre archéologie architecturale d’évènements discontinus dans le temps et dans l’espace à partir de capteurs optiques tel les photographies aériennes et les vidéos captées depuis des téléphones portables. Il expose, par exemple, comment les murs intérieurs d’un bâtiment touché à Miranshah (Pakistan) par un missile ont servi d’appareil enregistreur en recueillant les impacts de l’explosion (Fig. 02).
Virilio reprenait la déclaration de John F. Kennedy : « La caméra est devenue notre meilleur inspec­teur », héritage que reprend Eyal Weizman pour ses enquêtes contre-forensiques contredisant les versions officielles des États. Car, depuis plusieurs décennies déjà, l’image et l’arme ont fusionné : « rien ne distingue plus la fonction de l’arme de celle de l’œil, l’image du projectile et le projectile de l’image forment un mixte : détection, acquisition, poursuite et destruction, le projectile est une image, une “signature” sur un écran », Les effets de l’arme sont documentés par des images et l’image reconstituant les évènements devient une arme, y compris dans les forums où sont portées les enquêtes de Forensic Architecture.
2. À la verticale du mouvement
Eyal Wiezman rappelle l’invention du plongeur (Fig. 03) par Alphonse Bertillon : un appareil photographique disposé face à une sorte de périscope permettant de capturer la scène d’un crime verticalement de manière à embrasser tout le champ visuel. Il avait inventé là une nouvelle manière de voir en surplomb tout comme la photographie aérienne puis satellitaire permis de le faire pour des territoires plus vastes, laissant apparaître une nouvelle géographie, d’autant que « penser l’architecture dans l’Anthropocène », selon lui, « c’est accepter que l’habitation humaine n’est pas simplement construite sur le sol mais qu’elle produit de nouveaux sols ». La photographie verticale, qu’elle soit aérienne ou satellitaire, et de par la distance qui la sépare de son sujet fait que les évènements humains sont remplacés par l’évènement architectural qui plus est vu de haut.
Cette vue du ciel appelait déjà une critique chez Paul Virilio : « l’œilleton de la caméra de prise de vues embarquée à bord des aéro­planes préfigure donc une mutation symptomatique de l’acquisition d’objec­tif, une déréalisation croissante de l’engagement militaire où l’image se pré­pare à l’emporter sur l’objet, le temps sur l’espace, dans une guerre indus­trielle où la représentation des événements domine la présentation des faits ». Que reste-t-il du « grand sol » géophysique après cette déréalisation ? « anticipant de quelques années seulement les sondes Pionneer, Voyager, Explorer, on comprend mieux l’équivalence de l’optique (télescopique ou télévisuelle) et de l’énergétique, équivalence qui aboutit aujourd’hui à une fusion entre les vecteurs de la représentation accélérée (électronique ou photonique) et ceux de la commu­nication hypersonique (avion, fusée, satellite… ) fusion/confusion du réel et de sa représentation où l’analogie de l’illusion d’optique et de l’illusion motrice se confirme ».
Mais la photographie aérienne peut aussi apporter les preuves nécessaires à la dénonciation. Dans le livre collectif, Une occupation civileà propos de la colonisation israélienne de la Cisjordanie, les photographies de Milutin Labudovic et de Daniel Bauer sont des clichés aériens pris dans le cadre d’une campagne du mouvement Shalom Akhshav (1993, Fig. 04). Ils montrent que les colonies israéliennes se sont implantées sur au sommet des collines avec pour avantages un contrôle accru, une meilleure protection et un champ de vision plus large : « En optant pour des positions stratégiques en surplomb des vallées où se trouvent la plupart des villages palestiniens, les colonies ont précipité la création de deux géographies parallèles, autoréférentielles et ethnonationales qui se révèlent concrètement sur un axe vertical en tant que “dessus” et “dessous” ». Eyal Weizman avait alors établi une carte de Cisjordanie mettant en évidence la manière dont les colonies étaient parvenues à générer une fragmentation complète du territoire, à la manière de la ligne discontinue des bunkers observés par Virilio.
La photographie verticale a introduit une révolution dans la perception d’un territoire donné, qui, si elle déréalise la préhension haptique de l’espace vécu, ouvre un champ d’analyse dont la matérialité repose sur l’architecture vue d’en haut.
3. La visibilité dissimulée
Alors toute l’étendue terrestre serait-elle maintenant donnée à voir par l’imagerie verticale ? Nous pourrions le croire tant « les satellites d’observation et de télécommunication perfec­tionneront le télescope de Galilée en donnant à contem­pler, non plus les astres, mais la terre, une terre où aucun mouvement important ne pourra être effectué sans que s’allume quelque part, un écran, un clignotant sur une console électronique » annonçait Paul Virilio dès 1996. En fait, rien n’est moins sûr car plus les technologies de visualisation se perfectionnent et plus se font jour des stratégies d’invisibilisation. Hier, il fallait « dissimuler l’objet, le camoufler par des “peintures de guerre” ou des tenues bario­lées et mettre à l’abri des vues directes les véhicules de combat ou les sites de tir avec des filets de camouflage, il faut aussi maintenant camoufler les trajets, détourner l’attention de l’ennemi de la tra­jectoire véritable pour attirer ses regards indiscrets vers de faux mouvements, des trajets illusoires, grâce à des leurres ». L’art de la guerre s’appuie sur la perception, ce que le philosophe appelle « la logistique de la perception ». Il pose en symbole l’avion furtif FI 17 Amé­­ricains épousant la plasticité de notre environnement audio­visuel en émettant des leurres pour modifier le champ de perception de l’adversaire tout anticipant « la disparition de sa propre image, la destruction de sa représentation ».
Là encore, les descriptions de Paul Virilio agissent comme des métaphores résumant la réalité vécue de notre époque qui recoupe le constat des seuils de visibilité chez Eyal Wiezman. Les traces matérielles recueillies par Forensic Architecture frôlent parfois le seuil de détectabilité en commençant par l’usage que l’agence fait des images satellites. L’architecte rappelle que la résolution habituelle de 50 cm par pixel des images mises à disposition du public est due non à une limite technique mais à la volonté des états de ne pas rendre visibles les détails, ce que Weizman note avec humour en parlant d’un autre sens à donner la fameuse expression « résolution de l’ONU ». Une résolution de 50 cm cache la figure humaine, créant un nouveau modulor (Fig. 05)ne visant plus à organiser l’espace architectural, mais soustraire la figure humaine de la perception : « Qu’il s’agisse d’une motivation politique ou technique, le fait est que la limitation de la résolution signifie que, 150 ans après l’invention de la photographie, le problème initial persiste : les personnes ne sont toujours pas enregistrées ». L’artiste allemande Hito Steyerl s’en amuse dans sa vidéo How to be not seen où elle se cache sous un pixel (Fig. 06). Sur ces images, seuls peuvent être analysés les bâtiments et leurs parties, ce qui ouvre la possibilité d’une reconnaissance des formes architecturale dans une démarche contre-forensique d’investigation. Lors de l’enquête de Forensic Architecture sur les frappes de missiles Missile Hellfire II Romeo au Moyen-Orient, l’impact de ceux-ci dans les toitures était inférieur à 50 cm2 les rendant indécelables sur les photographies aériennes.
Outre la limitation de la résolution des images satellites, les états utilisent de nombreuses techniques de dissimulation des preuves dont l’obfuscation qui consiste à noyer l’information dans un bruit médiatique. De nouvelles approches de détection des faits sont nécessaires au fur et à mesure que les seuils de détectabilité se déplacent. Forensic utilise alors les traces médiatiques de l’activité humaine que Paul Virilio avait identifié préalablement : « On oubliera désormais les objets et les corps au profit de leurs traces physiologiques, panoplie de moyens nouveaux, senseurs du réel, plus sensibles aux vibrations, aux bruits, aux odeurs qu’aux images, télévision à amplification de luminance, flash infrarouge, image thermographique discriminant les corps selon leur température et leur nature… , quand le différé devient temps réel, le temps réel lui-même échappe à la contrainte de l’apparition chronologique pour devenir cinématique, le renseignement n’est plus figé comme sur l’ancienne photographie, il permet au contraire l’interprétation du passé ou du futur dans la mesure où l’activité humaine est toujours source de chaleur, de lumière, et donc extrapolable dans le temps et l’espace… ».
Le camouflage militaire aura laissé place à un brouillage numérique faisant passer les faits sous le seuil de visibilité des observateurs. La parade d’Eyal Weizman consiste à changer d’échelle d’analyse en repassant au-dessus du seuil de détectabilité par l’analyse d’une échelle architecturale laissée visible par l’imagerie satellitaire et la plupart des médias. Il opère de ce fait une forme de renversement phénoménologique : « l’architecture forensique en vient à inverser les catégories de perception et d’expérience de la phénoménologie : il ne s’agit plus de savoir comment nous faisons l’expérience d’un bâtiment mais, en dernière analyse, d’essayer de comprendre comment un bâtiment fait l’expérience de ces utilisateurs ».
4. Avant et après
Lors d’une conférence, Paul Virilio avait affirmé : « il n’est plus possible de partir du commencement pour aller vers la fin, il faut partir de la fin pour aller vers le commencement ». Ce retournement temporel propre à la ruine à l’envers trouve un écho dans le travail de recherche d’Eyal Wiezman pour qui le moment de l’évènement est souvent hors de visibilité, soit par manque de captation sur le moment, soit par manque de détectabilité. Pour capturer un événement, deux états sont dès lors nécessaires : l’état postérieur et l’état antérieur qui par comparaison détermine les modifications de l’environnement bâti. Il prévient néanmoins que « les comptes rendus médico-légaux, qui cherchent à reconstituer ce qui s’est passé entre deux moments, peuvent parfois impliquer des processus complexes d’interprétation qui croisent les images avant et après avec d’autres formes de preuves » d’autant que les photographies avant et après peuvent être obtenues par des processus d’acquisition différents. Cette méthode d’analyse est particulièrement efficace dans l’observation de portions de territoire comme dans le l’étude du nord — est de Phnom Penh (Cambodge, Fig. 07), où la comparaison de deux images Landsat, (1973 et 1985) rend visible les travaux forcés de creusement de canaux sous le régime des Khmers rouges. Elle s’applique tout aussi bien à des modifications de l’environnement bâti décelables par photographie satellitaire ou acquisition par vidéo mobile qui restent aujourd’hui les deux grands vecteurs médiatiques employés par l’agence.
Les images prises avant et après peuvent être interprétées indifféremment d’avant en arrière dans le temps, comme l’hôtel Palenque, qui, pour l’artiste américain Robert Smithson, est devenu une ruine à l’envers. Eyal Wiezman prend l’exemple du livre Bilddokument Dresden : 1933–1945, publié en 1946 par Kurt Schaarschuch, qui représente la destruction de Dresde par une reconduction photographique (Fig. 08). Kurt Schaarschuch a photographié la ville en 1933. Quelques semaines après les bombardements de février 1945, il a reconduit ses prises de vue sur les mêmes sites en prenant comme repère ce qui restait de la ville détruite. Les évènements contemporains sont quantitativement plus documentés du fait des nouveaux médias mais moins précis car il est rare d’obtenir un cadrage identique. La collecte de ces matériaux médiatique témoignant d’un événement passé recompose une séquence non linéaire, éclatée et discontinue, d’images “avant/après” prises depuis plusieurs perspectives. C’est alors que la reconstitution par simulation du complexe iconique devient une méthode sûre d’agencement des preuves au sein d’un environnement spatial.
Une autre distorsion temporelle peut venir de l’absence totale de preuve matérielle pendant l’évènement. Forensic Architecture a mené une enquête sur la prison syrienne de Saidnaya (2016) où les prisonniers avaient toujours les yeux bandés et où les exactions commises sur eux se déroulaient dans le silence. Dans ce cas, l’architecture peut aussi être utilisée comme un dispositif mnémonique « mettant en valeur les souvenirs obscurcis, occultés ou déformés par des expériences extrêmes de violence et de traumatisme ». La reconstitution architecturale de la prison à partir des perceptions des prisonniers qui ont pu témoigner a permis une simulation faisant remonter à la conscience des souvenirs enfouis. Ce retour vers le passé que la simulation architecturale permet — alors qu’elle est employée habituellement pour montrer ce qui n’est pas encore bâti -, est aussi un départ « de la fin pour aller vers le commencement ».

5. Pixéliser les nuages ou l’art de simuler le mouvant
Les médias urbains sont bien souvent des enregistrements terrestres, par opposition à l’image aérienne, des évènements. L’artiste allemand Michael Klier avait créé le film Der Riese (Le Géant, Fig. 09) uniquement à partir d’images de vidéosurveillance captées dans les aéroports, les supermarchés ou sur les autoroutes. Paul Virilio rappelait que Klier voyait dans la vidéosurveillance « la fin et la récapitulation de son art… ». Ces mêmes images de caméras fixes ainsi que les captations issues des téléphones portables des témoins forment les matériaux de nombreuses enquêtes de Forensic Architecture. Vient ensuite l’analyse spatiale pour présenter des preuves sous la forme de relevés de bâtiments, de maquettes physiques ou numériques, d’animation, de vidéos et de diverses sortes de cartes.
Cette démarche n’est pas dénuée d’ambition esthétique. À ce sujet, Paul Virilio citait aussi Walter Benjamin s’in­terrogeant « sur cet objectif photographique, inca­pable de saisir une baraque ou un tas d’ordures sans les transfigurer : “Transformant tout ce que la pauvreté a d’abject, elle l’a aussi transformée en un objet de plaisir” ». Chez Forensic Architecture, l’esthétique de l’enquête cherche à concevoir de nouveaux modes de narrations dans l’articulation des vérités qu’elle entend affirmer. Les images simulées numériquement esthétisent la violence dans un rendu sobre aux couleurs harmonieuses, loin de l’horreur de l’évènement. Les derniers travaux de l’agence s’intéressent à la modélisation des panaches de fumée. C’est particulièrement le cas dans l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth où la reconstitution des fumées dans leurs morphologies et leurs colorimétries évolutives aura permis d’identifier le lieu exact et la nature des produits incriminés (Fig. 10). D’autres enquêtes sur des tirs de roquettes ou de grenades ont repris le même principe : simuler la volumétrie gazeuse à partir de différentes sources médiatiques concomitantes comme dans le cas de l’analyse de la manifestation Plaza de la Dignidad de Santiago du Chili (2019, Fig. 11). Cet intérêt pour la modélisation des nuages de fumées est fascinant tant il implique l’immatérialité et la fluidité. Il fait écho au travail artistique du suisse Roman Signer qui produit des explosions inopinées où les fumées ne sont que la trace fugace de l’œuvre (Fig. 12).
Les investigations de Forensic Architecture reposent bien souvent sur des données open source à partir de la collecte des matériaux médiatiques trouvés en ligne ou puisés à d’autres sources accessibles au public, autrement dit puisées dans le nuage — le cloud — des données numériques échangées sur les réseaux sociaux et autres sites Internet de diffusion. L’enquête sur les frappes de drones occidentaux au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen, en Somalie et à Gaza pour le rapporteur spécial des Nations Unis tient de cette recherche open sourceen agrégeant de multiples données au point de créer une application libre intitulée PATTERNS permettant à d’autres organisations ce même travail de recensement. Néanmoins, Eyal Wiezman prévient d’une part que « les procédures de vérification ouverte doivent donc concilier le caractère distancé de l’analyse open source et l’intimité de l’engagement direct avec les collectivités présentes sur le terrain » et d’autre part qu’il faut « simultanément chercher les aiguilles (les incidents) et analyser l’agencement de la botte dans son ensemble (les configurations) ». L’investigation open source dans le nuage numérique doit donc rester en lien avec ceux qui vivent dans leur chair les conflits et comprendre le contexte géopolitique des exactions relevées.
Ces interprétations à partir de données numériques s’apparentent à des actes d’archéologie du présent dont la fluidité du nuage témoigne.

Conclusion
Pour Eyal Wiezman, « l’architecture est tour à tour objet de l’enquête, méthode de recherche et mode d’exposition ». Paul Virilio fut directeur de l’École spéciale d’architecture de Paris avant de déclarer en 1984 :
« Actuellement, les techniques de pointe issues de la conquête militaire de l’espace projettent la demeure et demain, qui sait, la Cité, dans l’orbite des planètes. Avec les satellites habi­tés, les navettes et les stations orbitales, hauts lieux des recherches technologiques et de l’industrie de l’apesanteur, l’architecture s’envoie en l’air, ce qui n’est pas sans retombées sur le sort des sociétés, sociétés postindustrielles dont les repères culturels tendent à disparaître les uns après les autres, avec le déclin des arts et la lente régression des technologies premières. »
Forensic Architecture s’appuie sur les techniques de simulation les plus avancées issues du cinéma ou de l’aéronautique mais aussi sur les technologies numériques les plus répandues et disponibles sur les théâtres d’opérations. La régression des technologies premières dont l’architecture, n’a pas eu lieu et Eyal Wiezman propose justement une hybridation en rehaussant l’architecture au niveau d’un média apte à entrer en relation avec les médias technologiquement plus avancés.
Au-delà de cette complémentarité médiatique, la figure poétique de l’avion traversant les nuages semble toujours magnétiser l’inconscient de notre époque avec pour résultat la photographie aérienne et la métaphore du nuage de données qui n’est pas sans rappeler l’aviateur artiste futuriste Marinetti au sujet duquel Paul Virilio écrivait : la « nouvelle fusion/confusion de la percep­tion et de l’objet qui déjà préfigure les performances vidéographique et infographique de la simulation analogique, l’aéromythologie italienne, avec l’aéro­poésie bientôt suivie, en 1938, de l’aérosculpture et de l’aéropeinture, renouvelle le mixte technique des origines ».
Nous voilà donc aux prises avec une aéromythologie ou le nuage — à l’instar des écrans de fumée — dissimule la terre ferme tandis qu’il agrège, dans sa forme numérique, toutes les données issues des capteurs terrestres. Au-delà de l’administration de la preuve juridique, le travail de Eyal Weizman et de son équipe de recherche est une forme d’aérosculpture que formalise spécifiquement la modélisation des panaches de fumée. La question restant ouverte est de savoir si seule la simulation peut contrarier la dissimulation ? Ces deux processus sémantiquement semblables (de leur racine latine commune similis) seraient alors les deux faces d’une même pièce, une fulgurante contraction.
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