Qui n’a pas participé à ces longues marches païennes les premiers jours de printemps, lorsqu’enfin le soleil réchauffe les corps et que se forment sur les quais des villes, le long des rivages maritimes ou encore dans les parcs, de longues files processionnaires de promeneurs. Cette action, jamais concertée, comme intuitive, est un rite de la société contemporaine où se mélangent les classes et les âges. Souvent juste après le repas du dimanche, souvent en famille, nous nous retrouvons incidemment dans les mêmes allées à parcourir collectivement quelques kilomètres.
La semaine dernière, sur les quais de La Rochelle, ce même phénomène en marche. Dans les deux sens, sans qu’aucun ne prédomine puisque la procession opère un aller et un retour, une foule rieuse et bruyante parcourait lentement les quais de la vieille ville et la coursive jusqu’au casino. Ces lieux de procession, allées, quais ou avenues, sont dimensionnés pour le plus grand nombre et les aménagements récents — on pense par exemple aux quais de Bordeaux ou de Lyon — renforcent encore plus l’attractivité de ces lieux processionnaires.
Dans la foule des dimanches, il faut observer comment les jeunes couples parcourent rapidement l’espace à roller, tandis que des parents promènent des poussettes et que des familles marchent aux pas des plus vieux. Certains marchent en silence, même accompagnés, quand d’autres se livrent à des débats animés. Il y a toujours allongé sur des bancs quelques SDF qui marmonnent ou crient. Et tout ce gentil tumulte accompagne la procession. Tous rentreront un peu fatigués, le visage lissé par le vent, détendu d’un après-midi passé au soleil et heureux d’avoir partagé une expérience collective, même inconsciente.
Ces lieux processionnaires semblent parfois être issus d’une tradition qui exige de se retrouver ensemble, mais aussi dans une approche presque asiatique, le moyen d’entrer collectivement en contact avec la nature puisque les promeneurs longent des rivages ou des allées d’arbres centenaires. Cette grande réunion, des humains, de la nature et du climat s’apparente à une communion immémoriale.
C’est aussi l’histoire de la foule qui s’écrie. Pas la foule des beaux habits du dix-neuvième siècle, ni la foule populaire et revendicative du vingtième, mais bien la badauderie sans grande générosité, mais bigarrée et insouciante.
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Saintes-Maires de la mer
L’histoire commence par une barque sans voile qui accoste sur le rivage camarguais. A son bord Marie Salomé, Marie Jacobé et Marie Madeleine, toutes trois chassées de Palestine à la mort du Christ. Elles sont alors recueillies par Sara-la-Khali qui deviendra la sainte patronne des gitans. Le pèlerinage connaîtra rapidement un grand retentissement et chaque année convergera vers le village des Saintes-Maries de la Mer le peuple gitan venu de toute l’Europe.
En l’espace de quelques jours, une autre ville se crée, faite de caravanes, organisée  en quartier, avec ses avenues et ses sentiers. Elle se dissoudra aussi rapidement pour laisser la petite cité balnéaire en paix et en proie au tourisme estival. Mais la ferveur qui l’habite alors, dont la catharsis sera la procession de Sainte Sara le 24 mai, la transfigure littéralement. A la matérialité des petites maisons blanches se superpose la structure éphémère de l’autre ville, celle des caravanes. A la procession religieuse répond la longue file des véhicules qui convergent vers la ville puis en repartent.
Durant le pèlerinage, tout indique la mobilité : les rues éphémères composées de caravanes, les processions de reliques dans la ville, et jusqu’à la mise à l’eau de Sara. A mi-cuisse dans l’eau de la baie, c’est un tout un peuple qui assiste avec émoi à la déambulation d’une vierge noire dans un manteau turquoise jusqu’à être plongée dans la mer. La course de ses femmes à robes à fleur, chargées de bijoux, qui se termine à l’eau après un voyage de plusieurs milliers de kilomètres parfois appellent à la versatilité, à l’impermanence de l’existence et en même temps à une grande stabilité. Chaque année, immanquablement l’œuvre éphémère se répète, portée par la dévotion où une nouvelle Babylone apparaît pour s’effacer aussi tôt.
Cet évènement a à voir avec une chorégraphie, pas celle des danses gitanes, mais celle d’une migration géographique annuelle et imperturbable.
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