À bien regarder, l’architecture vit une crise. Il n’est pas question de s’en émouvoir en comparaison des crises financières et environnementales qui nous assaillent. Mais s’agissant du cadre construit qui abrite une grande partie de nos activités sociales, il semble tout de même crucial de comprendre cette crise de sens. À grand renfort de figures de mode, l’architecture mondiale se renouvelle constamment, passant par exemple du dogme du blub à celui du porte-à-faux, mais le mouvement semble ronronner, pour ne pas dire qu’il tourne à vide. De plus, ce qui nous est montré dans nos revues ne représente qu’une infime partie de la production et nos architectes-stars se répandent dans les magazines grand public comme les dernières rock stars.
Pourtant nous faisons face à des changements majeurs de société. D’un côté, les télécommunications ont radicalement changé notre rapport au monde, et d’un autre, l’explosion urbaine des pays en émergence bouleverse notre manière de considérer la ville. À partir de ce constat, je crois qu’il existe une place pour la critique architecturale et urbaine, dégagée des contingences de la pratique, qui contribue à bâtir une pensée théorique apte à donner des solutions pour sortir de la crise qui nous afflige. Pour cette critique en architecture, l’enseignement à tirer de notre époque est certainement celui d’une interdisciplinarité raisonnée, intégrant le lieu d’où on parle, mais ouverte à l’économie, aux sciences humaines et au droit. Profitons donc de la période, de ses errements et de ses trouvailles, pour fonder une pensée agissante. Pour cela, il faut dépasser le débat étriqué sur les formes et s’ouvrir au contexte spatial, social et historique de l’œuvre (cette dernière étant prise à la fois au sens de l’ouvrage et de la création). Tournons donc dorénavant nos efforts vers la critique architecturale et urbaine !
JR
Protestation !
Je crois qu’il est extrêmement difficile de juger une époque que l’on vit par rapport à une autre, sur laquelle on a du recul. La production actuelle est-elle meilleure que celle des années 90, 80, 70, 60, 50 ? La question n’a pas de sens. Une mode constamment mouvante, oui mais est-ce que ça n’a pas toujours été le cas ? Des stars, oui, mais après tout il y en a aussi en musique, dans l’art contemporain, dans les sciences humaines. Peut-être ont-elles une utilité quelconque. Peut-être ont-elles une forme de talent. Peut-être ont-elles une fonction.
Je pense qu’un architecte qui serait pénétré d’interdisciplinarité, de politique, d’économie, d’histoire de l’art, de droit… ne pourrait plus tracer une ligne. Ce serait au mieux un philosophe. Je suis le premier, par nature, à réclamer aussi une critique raisonnée, formulée au-delà des phénomènes de mode, une pensée sur le monde articulée. C’est une nécessaire insertion citoyenne du métier. Mais il n’y a pas pour autant « d’éclairement » définitif de la création pour en faire une matière objective, pas même chez Claude-Nicolas Ledoux. Il faut une relative obscurité, il faut une part assumée d’irrationalité et d’intériorité pour créer. Ceci d’autant plus que les architectes, et autres créateurs, ont une fonction sociale essentielle de révélation de leur époque et de leur milieu, mais cette médiation, cette communication passe paradoxalement par une forme d’isolement.
JPD
L’architecture devient l’utopie de la vie
J’ai travesti un très beau texte de Roland BARTHES issu du degré zéro de l’écriture en remplaçant le mot littérature par le mot architecture. M’excusant par avance de l’attentat proféré, j’en ressens néanmoins une profonde excitation en me rendant compte que le texte conserve toute son actualité et une vérité que le décentrement de la discipline fait apparaître par miracle.
On voit par là qu’un chef-d’œuvre moderne est impossible, l’architecte étant placé par son écriture dans une contradiction sans issue : ou bien l’objet de l’ouvrage est naïvement accordé aux conventions de la forme, l’architecture reste sourde à notre histoire présente, et le mythe architectural n’est pas dépassé ; ou bien l’architecte reconnaît la vaste fraîcheur du monde présent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d’une écriture splendide est morte, au moment de choisir les formes qui doivent franchement signaler sa place dans l’histoire et témoigner qu’il en assume les données, il observe une disparité tragique entre ce qu’il fait et ce qu’il voit ; de ses yeux le monde civil forme maintenant une véritable nature, et cette nature parle, elle est d’abord des organes vivants dont l’architecte est exclue : au contraire, entre ses doigts, histoire place un instrument décoratif et compromettant, une écriture qu’il a hérité d’une histoire antérieure et différentes, dont il n’est pas responsable, et qui est pourtant la seule qui dont il puisse user. Ainsi naît à tragique de l’écriture, plus que l’architecte conscient doit désormais se débattre contre les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d’un passé étranger, lui impose l’architecture comme un rituel, et non comme une réconciliation.
Ainsi sauf à renoncer à l’architecture, la solution de cette problématique de l’écriture ne dépend pas des architectes. Chaque architecte qui naît ouvre en lui le procès de l’architecture ; mais s’il condamne, il lui accorde toujours un sursis que l’architecture emploie à le reconquérir ; il a beau créer et un langage libre, on lui renvoie à fabriquer, car le luxe n’est jamais innocent : essai de ce langage ainsi éclos par l’immense poussée de tous les hommes qui ne comprennent pas, qu’il lui faut continuer d’user. Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même : les architectes d’aujourd’hui le sentent : pour eux, la recherche d’un nom style, d’un degré zéro, c’est en somme l’anticipation d’un état absolument homogène de la société ; la plupart comprennent qu’ils ne peut y avoir de langage universel en dehors d’une université concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil.
Il y a donc dans toute cette écriture présente une double postulation : il y a le mouvement d’une rupture est celui d’un avènement, il y a le dessin même de toute situation révolutionnaire, dont l’ambiguïté fondamentale et qu’il faut bien que la révolution puise dans ce qu’elle veut détruire l’image même de ce qu’elle peut posséder. Comme l’art dans son entier, l’architecture porte à la fois l’aliénation de l’histoire et le rêve de l’histoire : comme nécessité l’atteste le déchirement des langages, inséparable du déchirement des classes : comme liberté, elle est la conscience de ce déchirement et les formes mêmes qui veulent dépasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n’en est pas moins un imagination avide d’un bonheur des formes, elle se hâte vers un langage élevé dans la fraîcheur, par une sorte d’anticipation idéale, figurerait la perfection d’un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné. La multiplication des écritures constitue une architecture nouvelle dans la mesure où celle-ci n’invente son langage que pour être un projet : l’architecture devient l’utopie de la vie.