Manipulons le temps. Pour cela, entamons une réflexion sur la nature de la durée. Réactivons le débat sur la continuité de la durée qui avait opposé les philosophes Henri Bergson et Gaston Bachelard. Le premier pensait que seule la durée est réalité temporelle ; l’instant n’étant qu’une possibilité de découpage abstrait du temps. Le second voyait dans le temps l’unique réalité de l’instant ; la durée n’étant que la continuité fictive composée de multiples instants pris entre des intervalles de néant. C’est dans la réactivation de ce débat sur la durée que se loge la question contemporaine du provisoire pris comme instant en soi et état transitoire.
Le débat possède d’autant plus d’importance que nous assistons à une accélération du temps alors même que le développement durable est promu comme ultime salut de l’humanité. Cette accélération est pourtant l’événement fondamental de notre époque et pose d’une manière nouvelle la question de la permanence de tout aménagement. Sommes nous pour autant entrés dans l’ère de l’impermanence où dominerait le provisoire ? Retournons la question face à un futur désormais hors de portée pour comprendre comme nous habitons l’instant et comment nous l’inscrivons dans une certaine durée.
Le fracas des temps
Depuis le rapport Brundtland « Notre avenir à tous » (1987), le développement durable est une projection du temps dans lequel le présent se définit en considérant les impacts futurs de nos actions. Le développement durable nécessite donc de repenser la projection de notre société dans le temps et en particulier dans le temps long. Or, nous savons aujourd’hui que les problèmes liés à l’environnement sont globaux, souvent invisibles et imprévisibles dans la majeure partie des cas. Il n’y a qu’à observer les analyses sur le changement climatique à venir pour desceller l’imprécision des prévisions. Et lorsque les experts s’accordent sur de grandes tendances — lorsqu’ils prévoient une partie de l’imprévisible — l’incertitude demeure telle que nous restons médusés face à la mise en œuvre de réponses qui ne seront peut-être pas adaptées aux aléas futurs.
La durabilité, c’est-à-dire l’exigence de durée pour certaines choses, n’implique pas obligatoirement la pérennité. Dans d’autres domaines que celui de l’architecture, l’impermanence du renouvellement incessant des cycles de production, de destruction et de réemploi crée une sorte de continuité. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la production de la ville ? Nous pouvons supposer la nature rythmique de la durabilité prise comme enchaînement et non comme continuité linéaire. Il faut comprendre par là que nous en avons fini avec une pensée théologique d’une ville définitivement achevée. Nous avançons dorénavant à tâtons.
Au temps long de la matière ville se confrontent des temps sociaux — ceux du quotidien — bien plus brefs et plus vifs. Toute la vitalité de nos villes provient de ce fracas incessant qui réinvente à chaque instant une nouvelle manière d’habiter. La conscience de la simultanéité de plusieurs échelles de temps permet d’entrevoir tout l’intérêt que représentent les opérations de préfiguration, configuration et refiguration. Nous n’avons surtout pas besoin de villes figées, mais bien de villes flexibles, évolutives et adaptables pour répondre aux enjeux fluctuants du présent et aux enjeux incertains du futur. Partons du principe que la robustesse de tout projet réside dans sa capacité à s’adapter.
L’accélération des temps sociaux
Il faut entendre par accélération des temps sociaux une nouvelle forme de simultanéité liée à l’accélération des modes de vie et la désynchronisation des temps individuels. Nos agendas sont devenus nos boussoles et nos vies s’inscrivent dans le temps d’une mobilité quotidienne complexe où l’exigence de resynchronisation avec nos proches devient centrale. La solidarité sociale et intergénérationnelle se trouve amoindrie dans un cadre temporel collectif caractérisé par une extrême fragmentation. À l’échelle de la société, il résulte une obsolescence accélérée des choses, le déploiement des logiques de « non-stop » et de « just in time » qui dépassent très largement le cadre de l’économie pour investir tous les domaines de la vie. L’impermanence modèle nos vies au point de rendre éphémères et transitoires les idées et les représentations qui pourtant sont sensées structurer nos actions sur le long terme.
En reprenant les travaux du sociologue allemand Armut Rosa, nous pouvons comprendre que cette situation d’impermanence a pour conséquence de rétrécir l’horizon temporel des décisions politiques puisque l’horizon du prévisible se réduit. Simultanément, le tumulte contemporain amène à une réduction du temps consacré aux décisions politiques du fait de l’augmentation du nombre de décisions nécessaires. Les conséquences de cela sont la prévalence de l’action sur la régulation, une certaine juridification et privatisation de la société. De plus, face à ce halètement, la nécessité de planification augmente puisque la portée de nos décisions s’étend à des conséquences de plus en plus lointaines (ou tout du moins nous possédons maintenant la conscience des conséquences de ces actions). Cette situation fait que nous sommes passés de « l’espace des lieux » à « l’espace des flux » (pour reprendre les termes du sociologue espagnol Manuel Castells), et que l’accessibilité temporelle remplace désormais la proximité physique comme l’avait prédit le sociologue américain Melvin Weber.
Dans la perspective de villes créatives développant les aménités nécessaires à la resynchronisation des temps, certains voient une solution avec l’avènement des Pop-up cities, c’est-à-dire de villes déployant dans le temps de multiples événements pour répondre aux aspirations et besoins de la population. Ce mouvement est accentué outre-Atlantique par le DIY urbanism (do it yourself) qui appartient à une philosophie de l’action sans plan préconçu. Il met en avant un bricolage politique et technique fait d’interventions contestataires ou préfiguratrices mobilisant la population en dehors des institutions. Il s’agit bien d’un usage temporaire des espaces, quasiment spontané, qui exprime un besoin par l’expérimentation. Ce phénomène est riche d’enseignement, car il expose clairement la tendance à la coproduction de la ville ; le politique n’est plus le seul prescripteur puisque la population s’impose dans le débat public. Enfin, ce mode d’intervention suscite une pérennisation de l’intervention temporaire, donne une forme provisoire à un projet long ou encore développe des programmes éphémères. Nous sommes là dans une forme du provisoire qui n’est en aucun cas un pis-aller pris par défaut. Le provisoire devient un choix sociétal d’expérimentation, d’accompagnement et de transition.
Espaces-temps urbains
Il n’existe pas d’opposition entre la longue durée de vie des bâtiments et les rythmes sociaux du quotidien ; il n’y a pas d’un côté la ville — l’urbs — et de l’autre la société — la civitas — selon la vieille distinction romaine. Notre position contemporaine nous permet de penser les territoires de vie pris dans la trame de temps simultanés. L’accélération du temps social pourrait laisser croire à l’obsolescence de toute forme de coexistence et par là même à la fin de l’architecture. À quoi bon s’ennuyer avec le style si tout passe si vite ? Il n’en est rien, car c’est justement l’enjeu principal de notre époque que d’offrir de nouvelles formes pour habiter le monde. Pour cela, il faut repérer les insuffisances et les conflits temporels puis développer des stratégies qui permettent l’articulation des activités entre elles ; il faut répondre à des besoins de synchronisation, d’harmonisation et de conciliation.
Considérons le temps comme une matière que nous pouvons manipuler comme nous modelons de la terre glaise. Nous avons de plus une grande liberté pour résoudre les problèmes au cas par cas. Nous pouvons avoir recours à une boîte à outils bien fournie, pleine de stratégies de métissage, d’assimilation, de déformation, de greffe… Nous sommes entrés dans le temps des processus où la manière de faire compte plus que le résultat final, forcement temporaire. Dans ce temps des processus, il nous faut nous concentrer sur les leviers qui feront évoluer durablement les territoires de vie. De même, nous devons promouvoir un système itératif d’intervention avec une réversibilité et la possibilité de retours en arrière. En ce sens, le provisoire s’impose comme moyen particulièrement efficace de reconfiguration de la fabrique urbaine.
L’adaptation successive comme nouvelle durabilité
S’adapter à un futur indéterminé n’est pas une mince affaire. Cela interroge notre capacité à la mutabilité. Elle consiste à s’adapter en permanence à des changements. Elle répond au paradoxe de prévoir l’imprévisible. Il existe bien évidemment des solutions. La première consiste à laisser aux décisions la possibilité d’être réorientées le plus longtemps possible. Cela laisse par exemple une large place à l’expérimentation avant de figer un programme. Une autre consiste à préconiser des actions sans les figer dans des documents réglementaires pour maintenir de la souplesse et une marge de négociation. Une autre voie serait d’encourager la plurifonctionnalité des aménagements en combinant les programmes afin de provoquer des usages et des issues imprévus. Le préalable à la mutabilité est de faire émerger un projet commun aux populations, aux institutions.
Si nous reprenons l’interrogation sur la nature de la durée, nous pouvons voir le provisoire de deux manières. En lui-même, il s’agit d’un instant avec ses qualités propres. L’éphémère ne doit pas être sans esthétique, car il porte en lui-même des ambitions envers la population par la réponse dans l’instant à un ou plusieurs besoins. Adapté à un temps court, il possède une exigence de synchronisation des temps sociaux encore plus forte que l’architecture pérenne. Mais le provisoire dévoile son être réel, renvoyé à autre chose qu’à lui-même, dans la transition qu’il permet entre un état antérieur et un état ultérieur. En situation de passage et de relais, il jette un pont dans le temps et déploie un état transitoire. Or si la durabilité s’incarne aussi dans la rythmique d’adaptations successives, le provisoire devient un mouvement. En ce sens, il se présente comme un processus qui, de manière incrémentale, expérimente des voies durables de production urbaine et donne à voir la mue de la ville.
Conclusion provisoire
Le provisoire a mauvaise presse. Il incarne le temporaire, le « en attendant mieux » ou encore le « comme on peut ». L’expression « un provisoire qui dure » rappelle bien le peu de souci que nous portons à aux phases transitoires. Pourtant elles sont porteuses de valeurs architecturales et urbaines. Et à l’avenir, le provisoire pourrait devenir la règle dans les adaptations successives à des aléas inconnus à ce jour. Apprivoisons-le pour en révéler toutes les capacités. Tirons bénéfice des états transitoires.

Petite bibliographie pour aller plus loin :
HARRIBEY, Jean-Michel, Le Développement Soutenable (Paris : Economica, 1998)
LYNCH, Kevin, « What time Is this place? » (Cambridge: MIT Press, 1976)
MAKI, Fumihiko, ‘Investigations in collective form’, school of architecture (Washington : Washington University, 1964)
ROSA, Harmut, « Accélération », Une Critique Sociale Du Temps, Théorie critique (Paris : La Découverte, 2010)
ROWE, Colin, et KOETTER, Fred, « Collage City », Supplémentaires, Centre Georges Pompidou (Paris, 1993)
SECCHI, Bernardo, ‘Première leçon d’urbanisme’, Eupalinos - Série Architecture et Urbanisme (Marseilles : Parenthèses, 2006)
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