En l’espace de trente ans, les rapports d’échelle se sont transformés sous l’effet combiné de la restructuration de l’économie mondiale et du développement des réseaux techniques de transport et de communication. Les modes de production de l’espace ont-ils évolué dans le même sens ? En réponse, les architectes et les urbanistes ont-ils adapté leur méthode de travail et d’investigation ? Beaucoup de travail reste à faire dans la compréhension de ce qui nous arrive et sur les moyens à mettre en œuvre pour parfaire notre adaptation à ces nouvelles conditions de vie.
L’enjeu est pourtant de taille. L’espace, en tant que support matériel de la simultanéité sociale, adopte aujourd’hui d’autres formes que la contiguïté physique. Sa continuité ne s’appréhende plus dans la linéarité, mais bien dans l’enchaînement de significations divergentes. L’exemple de la rue est simple. Y marcher consiste aujourd’hui à enchaîner des sollicitations variées : appels téléphoniques, informations, publicités, offres commerciales et propositions de services. À la déambulation physique se superposent toutes ces sollicitations qui renvoient à des domaines très différents et nous passons notre temps à sauter de l’un à l’autre. De même aujourd’hui, deux lieux éloignés peuvent être plus proches que deux lieux contigus en fonction de la force des relations qui les lient. Le TGV qui rapproche les grandes villes françaises les éloigne paradoxalement de leur arrière-pays.
Il faut interroger ces mutations et les stratégies spatiales qu’elles induisent. Mais la pensée actuelle peine à établir des liens entre généralité et particulier, puis entre théories et affirmation. Il y a aujourd’hui la nécessité d’une recherche d’une autre nature que celle menée sur le modèle des sciences humaines : celle d’une pragmatique ou évaluation, de propositions concrètes, de créations, où analyse et théorisation fonctionneraient simultanément. Sous la formule de « recherche-action », nous proposons d’élaborer, à partir d’une réflexion théorique, des outils de médiation servant l’activité opérationnelle et favorisant des rencontres productives entre différents acteurs. Il faut chercher à évaluer les modes d’interventions sur la ville, à expertiser transversalement les métiers et les espaces et, enfin, à en dégager des stratégies pour l’action.
1. construire une pensée théorique
La démarche de recherche-action est avant tout une attitude intellectuelle, un positionnement pragmatique face au monde. S’appuyant sur la praxis marxiste, elle s’attaque à la division entre la pensée et l’action au profit d’une pensée agissante. S’épuiser dans des recherches théoriques qui finiront sur les étagères des bibliothèques universitaires est nécessaires, mais n’entre pas dans le champ opérationnel. Il nous semble donc important de développer une médiation entre le savoir et l’action. Cela implique une aptitude à tisser des liens avec des disciplines scientifiques variées. Cela veut aussi dire que l’on reconnaît aux architectes et aux urbanistes cette capacité à se saisir, d’une manière responsable, des enjeux théoriques de leur époque. Il y a donc un double impératif à respecter, qui est d’une part de développer et de structurer des outils pour construire cette pensée, et d’autre part d’établir des passerelles scientifiques et méthodologiques avec les disciplines proches que sont la géographie, l’économie, la sociologie, le droit ou encore les technologies des réseaux.
À toute approche dogmatique, nous préférons mettre en avant un principe de réalité et aborder pragmatiquement les situations de vie. La profondeur de la réalité nous semble loin de la fétichisation actuelle de l’esthétique architecturale ou urbaine. La pragmatique nous pousse à partir du local pour l’expérimentation et à proposer, ensuite, des stratégies qui pourraient être généralisées.
Ces trois dernières années, nous avons commencé à explorer deux pistes d’action. Tout d’abord, par la définition d’une problématique centrale, nommée « l’inclusion du lieu dans l’espace des flux » en référence aux travaux de Manuel Castells, qui tente de définir l’influence des réseaux sur la spatialité et la notion même de lieu. À travers la constitution d’une équipe de chercheurs pluridisciplinaires pour le programme PREDIT, nous nous sommes associés à plusieurs laboratoires dans les domaines de la géographie, de l’ergonomie et le droit. De ces rencontres ressort un travail sémantique pour définir des termes communs, mais aussi une confrontation des méthodes de travail et des échelles considérées. En dernier lieu, cette pluridisciplinarité a le mérite de sortir nos métiers d’aménagement de l’espace de leur « insularité » et de les voir, littéralement, à travers les disciplines qui leur sont proches.
2. comprendre les modes de production de la ville
L’usage massif des moyens de transport et de communication (avec l’extension ininterrompue des réseaux de communication matérielle et immatérielle), l’explosion du « sans fil » ou la notion d’urbanisme de flux nécessitent d’être soigneusement analysée si l’on souhaite accompagner par des projets pertinents l’évolution de la société. Les territoires de vie se composent aujourd’hui selon des principes différents de la continuité ou de la linéarité. De même, les phénomènes de masse deviennent déroutants du fait de la fusion observable des échelles et de la domination du concept d’opportunité. Cela illustre le principe du « scope », développé par le géographe américain David Harvey, où l’espace est à la fois un champ de possibilités, une étendue, un cadre et un domaine ouvert.
La part du terrain trouve ici toute son importance. Le contexte est alors pris comme une conjonction de faits sociaux dont l’écheveau doit être patiemment démêlé pour reconsidérer le mécanisme de leur organisation. L’activité de recherche-action se caractérise donc par la proximité du postulat théorique avec les réalités du terrain, mais aussi avec celles des commanditaires. Tout projet se caractérise par la pluralité des acteurs qu’il réunit : urbanistes, architectes, transporteurs, aménageurs, collectivités territoriales, État…
Ce positionnement conduit à établir un lien dynamique entre l’état de la pensée contemporaine (en l’occurrence sur l’influence des réseaux sur les formes urbaines) et les modalités de son application concrète sur le terrain. Elle est ainsi particulièrement éclairante sur les modalités de prise de décision, sur l’amont de la ville entre considérations politiques, techniques, ou urbaines qui apparaît relativement opaque à la majorité des architectes. Saisir les modalités pratiques de la fabrication de la ville permet aussi de comprendre le rôle crucial d’une recherche urbaine et architecturale : il existe une action possible, de notre part, sur cet amont de la ville.
3. fournir une alternative
Les situations de vie contemporaines ne connaissent pas les découpages disciplinaires. Difficile de dire à quelqu’un attendant le bus, que nous interrogeons, que notre enquête s’arrête à l’architecture du lieu. Il faudrait être à la fois médecin, architecte, géographe, économiste et juriste. Nous ne croyons pourtant pas à la transdisciplinarité, car aujourd’hui le savoir est fragmenté par la complexité croissante des organisations sociales. Reste donc à structurer l’interdisciplinarité dans la recherche. Ici intervient l’action, où l’espace n’est plus une finalité, mais un support de discussion et un mode de réunion. Durant nos recherches, le projet commence très vite et fédère autour d’images évolutives l’attention de partenaires qui auraient autrement du mal à communiquer ensemble. Politiques, fonctionnaires territoriaux et d’État, scientifiques, techniciens, membres d’association et architectes trouvent là une plate-forme pragmatique de discussion que chaque intervention contribue à faire évoluer.
Un projet de recherche-action réunit les acteurs réels de la ville, de la prise de décision, que nous avons évoqués plus haut. D’autre part, les commandes de recherches recoupent souvent des projets urbains réels, engagés dans un calendrier opérationnel. Il s’agit donc, dans une activité de recherche, de développer des projets complémentaires, sinon alternatifs à ceux destinés à être réalisés, et ce, avec les mêmes acteurs. Il y a de multiples intérêts à cette démarche. Tout d’abord, elle permet d’ouvrir une fenêtre entre le monde de la recherche et le monde opérationnel. Il est ainsi possible de faire remonter à nos commanditaires des initiatives, des idées, des angles différents, que seuls des chercheurs et des étudiants disposant d’une grande autonomie peuvent produire. L’idée du projet expérimental n’est pas celle d’un contre-projet. Il ne s’agit pas davantage de prendre la place des urbanistes ou architectes missionnés par ailleurs. Il s’agit de fournir une alternative, une couche théorique glissée sous l’appareil administratif, technique, politique des villes, montrable à tout moment aux acteurs et leur offrant des perspectives réelles de saisir leur propre projet différemment. L’élaboration de cette couche vivante donne aux acteurs la distance par rapport à leur objet que les contextes opérationnels habituels ne permettent pas.
La phase expérimentale doit être contemporaine de celle de l’invention, en être même le matériau, l’ensemble se rapprochant plutôt d’une recherche création, comme elle est couramment pratiquée en musique, par exemple. Il s’agit de chercher de nouvelles mesures au réel et il est impossible de le faire sans les matériaux concernés c’est à dire, ici, les médiums et les groupes impliqués dans le champ d’investigation. En outre, la confrontation sensible au réel par les simulations qui ponctuent le travail et l’arrière-plan de la nécessité de création, d’invention, imposée au processus du projet, aux jeu des acteurs, est une bonne façon d’aborder ce type de problèmes si l’on cherche à trouver des mesures et à découvrir des stratégies. Aussi la nature des programmes, leurs temporalités, où se créent les lieux de l’interaction urbaine, où s’élabore la nature architecturale, ne peut pas être étudiée dans l’abstraction d’un travail isolé de la stimulation du réel. Dans le domaine de l’architecture, comme pour la musique, le champ de la fiction y introduit une dimension sensible constituante de toute intervention environnementale et seule capable de lui donner une dimension. De plus, la commande et le produit attendu entraînent un processus d’évaluation sur une complexité de composants que seule la dynamique d’un tel dispositif permet d’aborder et d’évaluer.
4. Inventer de nouveaux outils
L’objet de notre travail est de fabriquer une couche théorique glissée sous le réel, mais tout autant, de fabriquer les fenêtres qui la font dialoguer avec les acteurs, qui la font trouver des interactions avec le monde de l’action. Cela passe par l’élaboration d’outils spécifiques de conception et de communication. Le projet expérimental, interactif, doit avoir un mode d’accès simple de façon à absorber et à donner à voir rapidement les hypothèses qui naissent de la recherche, de la confrontation aux acteurs, des données collectées sur le terrain.
Se développe, tout au long de l’étude et en contact permanent avec les acteurs de la ville, un objet interactif qui figure les postulats de l’étude, ses hypothèses. Un objet qui est nourri par la recherche d’exemples bibliographiques, par la recherche d’exemples réels dans le monde (en l’occurrence les programmations innovantes dans les petits pôles d’échange), par des enquêtes sur sites, par des concours d’idées. Cette expérience a débuté pour la recherche en cours par un site Internet http://cucos.free.fr : a question de la transmission de l’information est très importante, tant entre les chercheurs, pour des protocoles de travail, que vis-à-vis de nos commanditaires. Ce site Internet a plusieurs fonctions : tout d’abord centraliser, organiser les stockage des données et ensuite permettre à nos commanditaires d’accéder à tout moment à l’état de développement du projet expérimental et de l’étude. De même, nous voulons apporter dans nos recherches des solutions concrètes aux problèmes posés. Ainsi pour la recherche-action actuelle du PREDIT nous souhaitons arriver à la conception d’un process spatial et administratif pouvant donner lieu à une licence.
5. explorer de nouveaux domaines d’action
Si le projet spatial est habituellement refoulé après la programmation des fonctions, nous préférons l’introduire dès la réflexion initiale, en facilitant l’expression de problématiques complexes dont les issues ne sont d’ailleurs pas toujours d’ordre spatial. L’architecture s’étend ici à la manière dont les intervenants se rencontrent, dont les groupes de pilotage sont constitués, ainsi qu’aux résultats obtenus : un règlement de copropriété peut être considéré comme une architecture, de la même manière qu’un nouveau découpage cadastral ou que le phasage des décisions dans un programme politique. Nous mettons en avant l’idée que l’espace n’est plus une fin en soi, mais un dispositif, le support concret de faits sociaux auxquels nous participons.
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