
Commencer par la fin
Dans son journal daté du 13 décembre 1914, Franz Kafka expose sa fascination pour les scènes finales de mort :
« Mais pour moi, qui crois pouvoir être satisfait sur mon lit de mort, de telles descriptions sont secrètement un jeu, car je me réjouis de mourir dans la personne du mourant, j’exploite de façon bien calculée l’attention du lecteur concentrée sur la mort et je suis bien plus lucide que lui, qui, je le suppose, gémira sur son lit de mort ; si bien que ma plainte est aussi parfaite que possible, elle n’est pas non plus interrompue brusquement comme pourrait l’être une plainte réelle, elle suit son cours dans l’harmonie et la pureté. »
(cité par Laurent Margantin _ 10 août 2014 http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article2302#nb4)
C’est par la fin qu’il commença à écrire le Procès (paru à titre posthume en 1925, comme quoi la fin de l’auteur était bien les prémices du livre). Quelques années auparavant, Marcel Proust avait écrit une lettre à Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, datée de la mi-août 1909 :
« Je termine un livre qui malgré son titre provisoire “Contre Sainte-Beuve. Souvenir d’une matinée” est un véritable roman […] Le livre finit par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l’esthétique […] et quand on aura fini le livre, on verra (je le voudrais) que tout le roman n’est que la mise en œuvre des principes d’art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin. »
(correspondance de Marcel Proust, éd. établie par Ph. Kolb, Paris, Plon, IX, p. 155–157).
Il aura répété ce motif dans la recherche du temps perdu puisque la fin n’est pas ce qui est attendu par le déroulement narratif, mais une boucle temporelle obligeant le lecteur à reconsidérer tout ce qu’il vient de lire à l’aune d’une révélation esthétique.
Voilà pour ce qui est de commencer par la fin, pratique courante en littérature ou dans le cinéma, tandis que dans les autres domaines de la pensée, la chronologie minutieuse continue à être de mise. Il n’y a peu être que dans les études du passé qu’une telle pratique se retrouve, qu’il s’agisse de l’archéologie où la fouille commence par les vestiges de ce qui fut, ou des enquêtes policières reconstituant des scènes de crime. Nous semblons moins à l’aise lorsque la fin se déplace dans le futur, comme si la présence du présent dans l’entre-deux de l’enquête nous gênait.
Paul Virilio voyait dans l’accident la révélation de la substance. En cela il est nous est nécessaire, voire indispensable. J’en veux pour évidente preuve que chaque accident majeur qui survient provoque des réactions de protection et de prévention qui apparaissent souvent disproportionnées. Le moment de l’accident dénude la réalité de son habit de faux semblant, de la trop grande fabulation par un récit que nous serions raconté à nous-mêmes pour mieux nous berner. Le mythe du progrès, pour cette raison précise, ne voit dans l’accident qu’un déchet, un rebut à évacuer des esprits pour mieux affirmer son projet soi-disant émancipateur en faveur d’une dématérialisation toute socratique de nos existences (comme pour mieux masquer son incroyable consommation des ressources naturelles et même humaines). L’historien François Jarrige a montré comment l’accident fut éludé par les entrepreneurs du 18e puis 19e siècle car il contrariait leur volonté de développement des techniques nouvelles dont la machine à vapeur. Or, l’accident rematérialise, dans la fulgurance de sa survenance, l’état des choses et nous oblige à voir l’essence de toute chose. Pour le dire simplement, il suffit d’observer un enfant qui après une chute de vélo contemple sa blessure : il est alors fasciné par le surgissement de sa chair à vif. Vous comprenez, il voit enfin la substance de son corps — de quoi il est fait — au-delà des apparences d’un reflet dans un miroir. Un chirurgien qui opère un patient n’a pas cette même fascination puisque l’acte médical est programmé. La révélation implique ici l’inattendu. Pour ma part, je crois que l’accident est une ressource immatérielle.
Penser l’accident
Cette question de la matérialité est primordiale dans l’appréciation de la substance et du temps. Le philosophe François Dagognet (1924–2015) y a consacré une grande partie de son œuvre en allant à l’encontre de la séparation entre le corps et l’esprit de la philosophie européenne. Il portait une attention aux choses matérielles comme dépositaires d’une philosophie allant même jusqu’à s’intéresser au déchet. L’accident appartient au monde matériel : immeubles en ruine suite à un séisme ou un bombardement, tôles pliées sur l’autoroute et bien d’autres choses. L’accident rematérialise soudainement les situations. Les scènes de vie domestique laissent place à l’explosion et la chanson à la mode s’arrête brutalement lors du choc. Au-delà, il est évident que l’accident peut être dramatique et provoquer la fin définitive de celui qui le vit, et de toute chose si l’on pense à la bombe atomique ou la crise environnementale. Il est donc à éviter par l’anticipation, la prévention ou encore l’évitement tout en s’interrogeant sur ce que voudrait dire l’absence totale d’accident, le fameux risque zéro. Poussant la pensée de Paul Virilio, le risque zéro représente même l’accident ultime puisqu’il empêche alors toute révélation, nous obligeant à vivre dans l’éther de l’illusion.
Se posent ici deux questions : s’agit-il du seul évènement capable de produire une révélation ? Et si tel était le cas, comment concilier recherche de la substance et prévention ? Si la révélation est un dévoilement (étymologiquement un emprunt au latin impérial revelator, autrement dit l’action de dévoiler), elle s’accompagne d’une épiphanie manifeste et soudaine de ce qui était caché. La vitesse même du dévoilement se pose alors, allant de la lente découverte à l’irruption inattendue. Dans la lenteur, l’érosion de l’illusion peut-être mensongère qui conduit à une autre illusion, ainsi de suite, et sans fin. L’accident, par son irruption imprévisible, impose un état de choc, une urgence, qui précipite tout. Bien sûr que d’autres voies sont possibles au dévoilement, mais se heurtent à la distraction de ceux qui ne veulent pas voir. Dans la crise environnementale qui nous fait face, combien ne veulent rien voir en proposant une illusion de plus, en opérant des digressions qui retardent ou détournent le dévoilement ? Si la supériorité révélationnaire de l’accident s’impose à nous, elle ne doit pas nous accoutumer à une fatalité mortifère : rares sont ceux qui se précipite vers leur propre perte. En tout cas, je ne les suivrais pas. Car, comme dans le cas de Kafka, Virilio ne demande pas à ce que nous vivions l’accident, mais plutôt à ce que nous pensions sa survenance de manière à éclairer le présent : inverser la flèche du temps comme l’écrivait Ulrich Beck. Dans son petit traité de phénoménologie (l’injustement oublié) Gaston Berger disait que nous devons aller vers notre jeunesse. Voilà donc pour moi le programme : montrer comment commencer par la fin, soit l’accident dans toute chose, pour aller vers notre jeunesse, comme lorsque après avoir chuté de vélo, nous regardions avec fascination, enfant, notre genou écorché.
L’accident peut donc être considéré comme un pharmakon, autant un poison que le remède. Mais l’antagonisme de ses effets se comprend dans une double boucle temporelle. Sa survenance est un poison catastrophique, son anticipation, le remède et sa réalisation une révélation. Le management a produit des méthodes assez cocasses tel le diagramme d’Ishikawa qui vise à aider les entreprises à rechercher les problèmes et leurs causes de manière structurée en partant d’un accident. Le backcasting promet de partir d’un avenir désiré pour remonter le temps, par paliers, jusqu’à aujourd’hui. La méthode Virilio — si elle devait être énoncée — serait de penser l’accident à venir et par-là penser la substance en question, puis remonter le temps, là aussi, en tentant de maintenir le fil de cette révélation pour pouvoir le singulariser dans le présent vivant. Méthode phénoménologique par excellence, d’un entre-deux qui réunit l’extraordinaire d’un futur à éviter de l’infraordinaire sous nos yeux. Le philosophe Bernard Steigler parlait de bifurcation, ce que la pensée de l’accident permet en orientant le présent en fonction de la révélation à venir et en esquivant au moment opportun la survenance néfaste de ce qui arrive quoi qu’il arrive.