Internet
D’origine militaire, le réseau Internet et les réseaux Intranet de conception technique similaire, se développèrent à partir de la technologie informatique pure, née dans la Silicon Valley (où les innovations de la microélectronique ont permis l’augmentation des puissances de calcul), et de la capacité de mettre des micro-ordinateurs en réseau (création de commutateurs et de routeurs électroniques d’une part et perfectionnement des liaisons électriques puis optiques). Ce gain indéniable dans la vitesse de transmission des informations, cette économie de temps, étaient bien entendu aptes à servir l’économie et à séduire rapidement les marchés et les entreprises en voie d’internationalisation de leur activité. La restructuration économique des années quatre-vingt a suscité des stratégies de changement d’organisation dans les entreprises pour s’adapter aux nouvelles conditions des marchés suite à une rupture majeure dans l’organisation de la production. Ces changements d’organisation ont interagi avec la diffusion des technologies de l’information (tout en conservant une primauté de la décision politique des entreprises par rapport aux propositions technologiques) dans un contexte de forte incertitude engendré par le rythme rapide du changement de l’environnement économique et institutionnel. Ils ont visé à redéfinir les modes de travail et les pratiques de l’emploi, en introduisant l’automatisation du travail et l’allègement de la hiérarchie. Mais surtout, ils se sont révélés indispensables, par le truchement du traitement de l’information, pour la survie et le développement des organisations opérant dans l’économie informationnelle globale.
Les technologies de l’information ont alors peu à peu investi l’ensemble des pratiques humaines et principalement l’environnement urbain. Elles ont contribué à transformer les réseaux de communication qui structurent les villes, en stimulant l’intensification des échanges physiques et en participant à la régulation de ce trafic. Mais le principal bouleversement urbain survint grâce à la possibilité de connexion de chaque individu au réseau mondial de manière directe (par l’utilisation d’un ordinateur personnel) ou indirecte (par les multiples relais du réseau Internet dans la vie quotidienne). La pénétration du « one to one », de l’individualisation des relations à la globalité, a modifié progressivement les liens entre techniques et pratiques sociales, et fatalement,  influencera à terme la forme urbaine. Partie de l’économie, la révolution numérique de l’information dilata peu à peu les domaines de la culture et des relations sociales : la globalisation qui en résulte semble diffuser les mêmes produits et les mêmes comportements à l’échelle planétaire tout en accroissant la variétés et les choix disponibles en chaque lieu. La relation entre l’échelle locale et la mondialisation est éprouvée de manière diverse selon les observateurs. La combinaison du local et du global, appelée par contraction « glocal », peu être vue comme une invention, ou une réutilisation des spécificités fondées sur la proximité physique, par une globalisation porteuse de dynamiques d’homogénéisation mais aussi de différentiation.
Réseaux matériels et immatériels
La complexité de l’économie actuelle doit être mesurée à l’aune de la révolution des technologies de l’information qui, aujourd’hui, bouleverse l’ensemble des activités humaines. Il faut observer que l’évolution des télécommunications se manifeste à un moment démographique crucial pour la planète. Depuis de 2005, la moitié de la population mondiale sera concentrée dans les villes. En 2025, deux tiers des habitants de la planète seront urbains. Ce phénomène essentiellement urbain expose donc une temporalité double. Il y a celle de l’aménagement, qui est un temps planifié dans sa réalisation en fonction des contraintes physiques et réglementaires. Une seconde temporalité apparaît avec le temps induit par les nouveaux réseaux en fonctionnement. Le réseau routier et l’usage de la voiture en sont un exemple. Le temps réel des télécommunications numériques, bien plus vif, en est un autre. Dans ce cadre, les échelles abordées et leurs éventuelles interactions sont nombreuses et l’histoire du développement des réseaux peut être vu comme un accroissement exponentiel de leur aire d’influence. Si l’assainissement ne concernait à l’origine que certains quartiers dans une ville, l’aménagement du réseau Internet se fait à l’échelle mondiale. Il faut dès lors noter que l’enjeu des réseaux réside surtout dans leur interconnexion permettant d’articuler différentes échelles spatiales.
Selon l’expression de Joël TARR, la grande ville occidentale est passée en cent cinquante ans du statut de pedestrian city à celui de network city. Dans un espace temps relativement court au regard de leur histoire, les villes occidentales se sont dotées de réseaux de transport individuels ou collectifs, de communication, d’éclairage public, d’énergie électrique, de gaz, d’eau, d’assainissement, …suivant des modalités administratives et techniques très diverses. La seule caractéristique commune des dispositifs mis en place et regroupés sous le terme générique de réseaux techniques, est qu’ils fournissent de façon permanente, grâce à une technologie adéquate et a une organisation collective contrôlée ou non par la puissance publique, des services de transfert et de communication répartis sur un grand nombre de points de l’espace urbain. Cette extension de la desserte à un très grand nombre à pour effet de solidariser les points desservis et au-delà les consommateurs.L’extension des réseaux techniques obéit à un schéma tendanciel généralisable. Une première phase de démarrage plutôt lente et difficile coïncide avec l’adaptation du public et la mise au point du produit. Puis, passé une certaine masse critique, se manifestent des effets de réseaux, à savoir économies d’échelle du côté de l’offre, et effet d’avalanche du côté de la demande. Le raccordement est alors d’autant plus demandé que le réseau est étendu.
Ubiquité, immédiateté des relations toujours permises mais choisies dans le temps et dans l’espace, tel paraît être le nouvel idéal social des réseaux. A côté de leur fonctionnalité, transporter des fluides, des voyageurs, des signaux, les réseaux, désormais omniprésents dans l’espace urbain et au-delà, acquièrent une valeur commune relative à cet idéal : la matérialité de l’accès à un réseau ne fonctionne pas seulement comme un lien physique joignant entre eux tous les raccordés mais aussi comme un lien symbolique d’appartenance à une même communauté, à un même territoire organisé. Dans le domaine des transports, le réseau est souvent vécu comme étant un mouvement de lignes matérielles ou immatérielles qui recomposent un territoire divergent des limites administratives territoriales. Le sens des lieux ne se retrouve, lentement, que dans les relations avec d’autres lieux, avec d’autres points créant un système d’interrelations à partir d’un nouveau territoire unique. Le déplacement quotidien n’est plus un déplacement dans un espace homogène, mais un double déplacement spatial et temporel voyant la prise de possession d’un nouveau territoire-réseau.
Aux discontinuités linéaires de l’espace, créées par les frontières des périmètres historiques, ou administratifs, le réseau substitue une discontinuité intrinsèque qui efface en quelque sorte l’espace géographique hors des nœuds et des liaisons en créant un espace particulier. A la base de la notion de réseau, il faut reconnaître l’affirmation d’une diversité de points dans l’espace. Ces points seront animés de projets transactionnels qui leur donneront une épaisseur géographique et sociale : Il y a une  définition récursive du réseau, qui implique simultanément singularité (des points) et régularité (de la nature de la relation entre les points).
Les nouvelles technologies de la communication ne révolutionnent pas littéralement la logique globale des réseaux. Elles introduisent en revanche une nouvelle échelle, totale ou presque, qui aboutit au phénomène de la mondialisation pour reprendre l’expression de Mac LUHAN. L’économie internationale fonctionne maintenant en temps réel, comme un espace économique et financier quasi unifié. La globalisation n’est donc pas seulement une internationalisation plus importante des économies et des firmes mais implique des changements qualitatifs à l’échelle urbaine.
Espace des flux
Les métropoles sont stimulées par les réseaux sur lesquels elles s’appuient. La prééminence accordée aux réseaux dans les échanges et contacts internationaux a bouleversé les notions traditionnelles de hiérarchie urbaine. Ce basculement dans l’espace des flux doit être resitué dans un mouvement de tertiairisation de l’économie générale. Les nouvelles relations entre l’espace et le temps - la révolution logistique, le rôle des pôles urbains dans les « espaces glissants », la recherche de centralité offrant des atouts de localisation durables et des potentialités de diversification optimales - concernent inséparablement la production de biens et de services dans notre société tertiaire à l’échelle intra-urbaine. Mais, de plus, une bonne partie des intéractions et des échanges financiers , de marchandises, d’hommes et d’informations qui, autrefois, se limitaient au système urbain ou entre les villes d’une même région, tendent aujourd’hui à se constituer en réseaux de flux qui dépassent largement les limites régionales et nationales.
Après une introduction sur la nature des réseaux en général, nous aborderons le rôle des technologies dans la constitution d’un ordre économique mondial et leur influence à un échelon local pour enfin montrer comment ce schéma tend à se répandre dans la structure sociale. Ensuite, nous ébaucherons le portrait de ce monde postmoderne ou les notions d’espace et de temps sont à redéfinir en fonction de leur compression. Enfin, nous  nous attacherons à évoquer la figure de l’être au monde dans ce nouveau paysage planétaire en explicitant l’attitude prise ici à l’égard de l’espace des flux.
Forme incorporante
Au sens commun, la forme découle des dimensions spatiales que sont hauteur, largeur et profondeur. La forme y est alors un pur produit de l’espace, que l’on peut qualifier d’espace substantialisé. Dans cette voie cartésienne, la forme apparaît comme un volume sans mystère que seule la profondeur anime. Mais la forme externe est seconde, dérivée, elle n’est pas ce qui fait qu’une chose prend forme, il faut briser cette coquille d’espace. La forme se donne comme puissance incorporante, relativement indépendante de son contenu. Dans un chapitre particulier intitulé « la forme urbaine » dans « Le droit à la ville », H. LEFEBVRE énonce une position reprise dans « La révolution urbaine » concernant l’idée de forme. En partant de la forme juridique, celle qui caractérise l’établissement contractuel de relation sociale, donc d’un rapport formalisé, il prend acte de sa capacité d’unification : d’autres contenus qu’elle reprend, elle les réunit en acte dans la totalité ou synthèse virtuelle, qu’il n’est pas besoin d’accomplir par la société, mais d’annoncer comme voie stratégique pour l’action. Cela ne semble pas étranger aux conceptions picturales de MERLEAU-PONTY : des formes pures qui ont la solidité de ce qui peut être défini par une loi de construction interne. Analysant l’art de CEZANNE, en le rapprochant d’une certaine manière du mouvement cubiste, le philosophe fait ressortir cette musculature invisible, s’opposant à l’espace-enveloppe, se plaçant au cœur des choses.
Loin de l’analyse typo-morphologique de la ville, qui se résout en analyse morphologique et typologique, en organisation de la circulation, LEFEBVRE appelle à une idée supérieure de la forme urbaine comme lien d’unification. Pour lui, l’essentiel du phénomène urbain réside dans la centralité, donc dans le rapprochement, le rassemblement. Outre le rapprochement des moyens de création et de production, l’urbain se caractérise par le rapprochement des choses où les rapports sociaux se révèlent dans la négation (virtuelle) de la distance. Pour notre sujet, cette notion de forme urbaine sera centrale dans la réflexion car nous nous intéressons aux politiques urbaines. Ceux qui sont en charge du devenir urbain, élus, décideurs publics ou privés, avant même d’employer les outils de l’urbanisme moderne, ont une opinion de la ville. Ils agissent pragmatiquement, mais avant l’action, leur réflexion se fait sur une forme urbaine supposée et non sur l’urbanisme. Ils pensent la ville d’abord comme une forme globale, comme une idée, souvent indépendante de ses réels contenus. En réaction à l’espace des flux, à l’inclusion de la ville dans la société des réseaux, nous allons justement nous interroger sur les choix de politiques urbaines mis en œuvre en réponse à cette transformation sociale et économique. Cette manipulation rejoint la formule d’Henri LEFEBVRE, qui consiste à annoncer une voie stratégique pour l’action par une mise en visibilité, formalisée dans la ville par la construction ou la réhabilitation de quartiers phares. Si la forme urbaine se donne comme une image globale rassemblant les contenus de la ville, elle se manipule aussi.
Simultanéité
L’espace offre un support physique à des pratiques sociales hétérogènes et simultanées. La matérialité spatiale se double toujours d’une signification symbolique : l’espace reflète la société et rend son ordre visible. La ville européenne s’était développée jusqu’à présent sur le principe de la contiguïté spatiale et temporelle. L’urbain était cumulatif de tous les contenus  issus de la nature, résultats de l’industrie et des techniques, œuvres de la culture, y compris des façons de vivre. Ces contenus s’incluaient dans l’espace l’urbain suivant un principe de contiguïté. Si notre société s’articule dorénavant en flux de capitaux, d’informations, de technologie, d’interaction organisationnelle, d’images et de symboles, bref, si elle est entrée dans l’ère de l’information, il faut supposer que l’espace en temps que support matériel de la simultanéité sociale adopte d’autre forme que la contiguïté physique et que son expressivité symbolique apparaisse différemment : la géographie s’en trouve révolutionnée et les formes urbaines s’en trouvent, de fait, renouvelées.
(Ville) mille feuilles
Par Aurelie Eckenschwiller
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