Révéler la psyché,
Patrimonialiser le mouvant

L’imaginaire collectif est aujourd’hui aux territoires. Tout comme le terme d’espace avait évincé le lieu au cours du XXe s., sites, terrains et terroirs ont été remplacés par les territoires, notion moins abstraite que zone mais suffisamment polysémique pour embrasser des périmètres administratifs, des bassins de vie ou l’histoire locale. La géographie y semble peu représentée et l’épaisseur du terrain bien souvent amoindrie par un récit commun qui prendra alors la formule d’une identité territoriale qui aurait pu faire sourire Castoriadis et son imaginaire collectif.
Prenons l’arsenal maritime de Rochefort. Quelle est sa véritable dimension ? Un morceau de rive sur une boucle de la Charente, un grand port de guerre de la façade atlantique ou encore le port d’embarquement de La Fayette pour l’indépendance des États-Unis d’Amérique ? Quelle est sa forme ? Le parc que nous connaissons aujourd’hui sous le joli nom de Jardin des retours, intègre-t-il encore la zone d’activité (une autre formule étrange) aéronautique qui en est l’héritage technologique ? Le sol ici renferme tellement de vestiges archéologiques qui témoignent d’une succession de constructions industrielles qu’il serait vain d’en donner une image unique.
Pourtant notre époque est à la réduction. Pour aller vite et être compréhensible du plus grand nombre, la réduction de la complexité des lieux laisse place à un discours lisse où ici comme ailleurs on ne retiendra que le caractère maritime et à l’appel des horizons lointains. C’est bien vite oublier le souffle qui anima les hommes qui pensèrent l’arsenal et ses innovations ou encore la souffrance des bagnards qui y trimèrent pendant près d’un siècle. L’histoire est une matière sensible qui ne se foule pas avec légèreté lorsqu’on parcourt l’arsenal. Retenons pourtant ceci : à un moment précis de l’histoire du site, le paysagiste Bernard Lassus a fait remonter avec délicatesse la psyché qui était enfouie profondément dans le sol.
Un arsenal maritime en mouvement
Une création ex nihilo
Il faut tout d’abord revenir en arrière. À la fin du XVIIe s., Louis XIV décide de créer un arsenal de guerre capable de construire rapidement une flotte qui rétablira sa puissance maritime face à l’ennemi anglais et favorisera le commerce avec les colonies du royaume. Le site de Rochefort est choisi pour sa localisation stratégique, protégée par la mer des Pertuis et reliée à un arrière-pays productif par la Charente. Le désir du roi était de faire de « l’establissement de Rochefort le plus grand et le plus beau qu’il ayt dans le monde » écrira Colbert. L’ambition est donnée. Le ministre de Louis XIV avait compris la nécessité d’établir en un point situé à mi-chemin entre la Manche et l’Espagne une grande base navale qui, sur l’océan, doublerait le port de Brest et serait à la fois un arsenal et un port refuge. Le site présentait de nombreux avantages : le fleuve y était profond ; La rade à laquelle il aboutissait était facilement défendable depuis les îles d’Aix et d’Oléron et son éloignement de la mer le mettait à l’abri d’un bombardement maritime. Ce n’était pas nouveau de construire de toutes pièces une ville - usine : à Plymouth (Royaume uni) comme à Ferrol (Espagne), l’arsenal avait donné naissance à une ville que s’était ensuite développée tout autour.
L’ambitieux projet rochefortais prévoit tous les bâtiments nécessaires pour la construction, le gréement et l’armement des navires, depuis les entrepôts de matières premières, la corderie, la forge, la fonderie de canons, les fosses aux mâts, les formes de radoub, les magasins à vivres jusqu’aux logements des personnels. Sous la direction de l’ingénieur Blondel, les travaux furent menés rapidement. En mai 1666 étaient jetées les fondations des premiers établissements : la corderie, la fonderie, les magasins généraux… Et avant la fin de cette même année un vaisseau de ligne était mis à la mer. On creusa de 1669 à 1671 et à la demande de Colbert une forme « à l’anglaise », qu’on appellera par la suite la « vieille forme », et qui fut la première forme maçonnée au monde (chacun des trois arsenaux atlantiques - Dunkerque, Brest, Rochefort - devait en être muni).
Au XVIIe et XVIIIe s., Rochefort va contribuer au progrès de l’industrie navale et participe aux grandes aventures de la marine en armant des bateaux pour les colonies (principalement pour le Canada et les Antilles). Et l’histoire est connue, La Fayette s’y embarqua avec des volontaires en 1780 pour prêter main-forte aux insurgés américains durant leur guerre d’indépendance.
Un site industriel en perpétuelle évolution
La plupart des cales étaient groupées dans un lieu appelé la « place des constructions » située au sud de l’Arsenal, entre le magasin général et le Chenal de la cloche. Il n’y avait à l’origine que des cales droites perpendiculaires à la rivière. À partir de 1875, on construisit les cales obliques pouvant recevoir des bâtiments plus grands et permettant leur lancement dans le sens du lit de la rivière. Certaines cales furent couvertes par d’ingénieuses structures métalliques. Les mâts étaient fabriqués à partir de pièces de bois qui baignaient dans des fosses. La plus grande, celle de Lupin (à Saint-Nazaire sur Charente à quelques kilomètres en aval) avait été creusé en 1668. Une seconde, établie près de l’atelier de la mâture de l’Arsenal sud, ne fut pas longtemps utilisée. Puis on construisit les fosses aux mâts de l’Avant-garde (1779 – 1784) en remplacement de celle de Lupin. Elles forment un magnifique carré de 750 m de largeur composé de 9 bassins maçonnés.
L’enjeu de la construction navale obligeait à d’incessante amélioration de l’outil de production. Mais il faut aussi imaginer un arsenal fermé sur lui-même et grouillant d’ouvriers. En guise de main-d’œuvre, on y crée un bagne en 1766 qui ne sera supprimé qu’en 1852. Les conditions de vie y étaient réputées particulièrement dures. Outre la construction et la réparation navale, l’arsenal servait au mouillage des navires de guerre. Au milieu du XVIIIe s., la marine fit construire sur les bords du chenal des vivres un grand magasin pour l’avitaillement de ses bateaux. D’importants travaux seront alors réalisés : on édifia des quais et des appontements, une nouvelle forme, les cales obliques, le bassin d’échouage et celui des torpilleurs. En prolongement du canal aux vivres, trois bassins à flots furent creusés. C’est enfin au XIXe s. que furent maçonnés la plupart des quais encore visibles de nos jours.
L’arsenal fut un site militaro-industriel en perpétuelle évolution, s’adaptant sans cesse à de nouveaux procédés technologiques. En trois siècles, il sera passé de la construction de la marine en bois et à voile à celle de la construction métallique et des navires à vapeur pour aujourd’hui exceller dans l’aéronautique civile. Le site n’aura cessé d’évoluer, de nouvelles constructions apparaissant soudainement tandis que les plus anciennes changeaient de fonction ou étaient démolies. Des bâtiments du XVIIIe s. sont encore présents (et protégés) sur le site de l’entreprise Stélia et servent à encore la production aéronautique.
L’activité militaro-industrielle aura inexorablement décliné et le port militaire de l’Arsenal fermera ses portes en 1927. Mais les chantiers civils continueront à construire quelques navires. Le site, fermé au public, sera laissé à l’abandon. La corderie sera brûlée lors de la Seconde Guerre mondiale. Un ancien rochefortais m’a expliqué un jour, l’air coquin, avoir joué dans le plus formidable terrain d’aventure que représentait alors la corderie en ruine.
Le premier temps de la sauvegarde
La corderie Royale
Au cœur de l’arsenal, le premier atelier mis en service en 1670 fut la corderie, dite plus tard Corderie royale, dessinée par François Blondel : elle est destinée à la confection de câbles et de toiles à voile à partir de chanvre.
Colbert avait nommé Blondel ingénieur du Roy pour la Marine en 1664, ce qui lui valu de superviser différents travaux de fortification en Normandie (Cherbourg, Le Havre), en Bretagne et aux Antilles (Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue). Mettant en œuvre les principes qui guideront la rédaction de son futur Cours d'architecture enseigné à l'Académie royale d’architecture (), il a conçu un bâtiment fonctionnel qui répond parfaitement à l’esthétique classique avec une longueur exceptionnelle de 370 m, sans aucun mur de refend, adaptée à la fabrication de cordages de 195 m de long. Sa façade principale (est) est ouvragée et s’offre à la Charente, d'où elle peut être admirée par les navigateurs, tandis que l’autre côté du bâtiment (à l’ouest), encaissé et donnant sur la ville est traité bien plus sobrement. Construite sur un sol marécageux, elle est posée sur un imposant radeau de poutres de chêne. Les déformations ne se firent pas attendre et des contreforts durent être rapidement mis en place (sur sa façade ouest). La corderie aura subi des transformations au fil des années. Vers 1780, on la trouve si vétuste qu'elle était sur le point d'être abandonnée et l'on projette même de la démolir. Cependant, elle sera réaménagée et se trouvera réduite au milieu du siècle suivant à l'aile, au pavillon sud et au pavillon central, auquel on adjoindra deux nouvelles ailes pour en doubler sa surface. Au XIXe s., la voie ferrée la traversera même en plusieurs endroits.
La mutation de la marine à vapeur et la concurrence du port de Brest feront que l’activité de la corderie s’éteindra progressivement pour être définitivement délaissée après l’incendie qui l'a ravagé en 1944. Un projet d’infrastructure routière, sorte de voie sur berge, va mobiliser la population rochefortaise pour sauver la corderie qui sera classée in extremis monument historique le 10 octobre 1967. Le site doit donc sa sauvegarde à cette menace de défiguration définitive. Une partie terrain est rachetée par la ville de Rochefort à l’État en 1973 mais le remembrement foncier sera bien plus long. Va dès lors commencer le premier temps de la sauvegarde du site.
Les études et travaux de réhabilitation de la corderie Royale débutent en 1975 sous la direction de l’architecte en chef des monuments historiques du département de la Charente, Michel Mastorakis, puis de Philippe Oudin qui reprendra la charge départementale. Ils ne s’achèveront qu’en 1981 et se feront en trois phases avec l’ambition d’y installer des services publics. Michel Mastorakis a rendu hommage à la symétrie voulue par François Blondel (n’oublions pas que ce dernier était aussi mathématicien) en rétablissant l’ouvrage dans ses proportions d’origine (quitte à s’arranger avec l’historicité sur le pavillon central pour mieux asseoir cette symétrie).
Le parti de restauration de Michel Mastorakis fut d’affirmer le caractère architectural classique de l’édifice, qui écope au passage du surnom de Versailles des mers, tout en arbitrant un budget serré (d’où le recours parfois rocambolesque à des planchers en béton et une charpente en sapin). Mais l’acte de restauration est essentiellement politique. La commune se relève encore difficilement du désengagement de la marine. L’arsenal était en partie en friche et toujours fermé à la population. Y installer la médiathèque, la CCI et le conservatoire du littoral fut le fruit d’une volonté forte d’ouverture du site sur la ville.
Le jardin des retours
Il manquait à la corderie un écrin. Le site avait été délaissé et l’ambition était maintenant de créer un jardin, intitulé les jardins de Charente dans le contrat Ville moyenne, qui fit l’objet d’un concours national en 1982. Dans la note de présentation du concours, la ville évoque son objectif :
« La Ville de Rochefort a décidé de lancer un concours pour l’aménagement des espaces extérieurs de la Corderie royale de Rochefort de sorte que celle-ci, actuellement excentrée soit mise en relation étroite avec le centre-ville. Les usagers envisagés sont en premier lieu les Rochefortais et secondairement une clientèle plus lointaine liée à l’impact touristique. »
L’articulation entre la ville et l’arsenal est au cœur de l’aménagement. Or, entre le jardin de la marine (vestige des anciens jardins du roi) et l’arsenal, un dénivelé d’une dizaine de mètres est contenu par un vaste mur de soutènement.
Huit candidats furent retenus pour participer au concours. Il est intéressant de voir comment ce concours est le reflet de son époque et comment il crée l’époque. Les réponses sont variées, allant du jardin néoclassique appuyant fortement la symétrie de Blondel à des solutions que l’on pourrait dire typo-morphologiques avec la création d’un réseau de placettes et de micro-jardins. Pour assurer la liaison avec la ville, plusieurs candidats vont jusqu’à créer un imposant glacis qui efface le mur de soutènement. Six projets renforcent la symétrie de Blondel et un va jusqu’à créer un port arrondi dans l’axe du pavillon central. En revanche, les planches de concours du dernier candidat sont très épurées, contrastant de manière flagrante avec le remplissage des autres : il est aujourd’hui difficile de comprendre comme le projet faussement minimaliste de Bernard Lassus a pu remporter l’adhésion du jury. L’explication est peut être simple. Pour Bernard Lassus, la renaissance de l’arsenal ne pouvait se faire à partir d’une intervention extérieure et « la réaction salvatrice (devait) venir du plus profond de l’être culturel en question ». Le parti de son projet est donc « de débroussailler pour qu’en surface apparaisse le fond ». Il écrivait d’ailleurs dans sa notice de concours :
« La restauration de la corderie royale et la mise en valeur de ces espaces d’accompagnement dans le cadre du contrat ville moyenne de Rochefort posent la question de son retour à la ville, après des années d’abandon et d’exclusion.
(…)
 Résumons brièvement ce parti tel qu’il apparaît désormais : rendre hommage, dans le nouvel aménagement, à deux des fondateurs de la ville, et, à travers, aux deux directions dans lesquelles s’exerça leur génie ; d’une part la découverte des rivages d’outre-mer grâce aux vaisseaux à l’armement desquels il présidait ; d’autre part la diffusion sur le continent européen des richesses qu’ils importaient, diffusion qui fut à l’origine de la vocation d’échange et de commerce de la ville. »
Les deux fondateurs auxquels Bernard Lassus fait référence sont Rolland Michel Barrin, comte de La Galissonière (1693-1756) et Michel Bégon (1638-1710) qui ont scellé la tradition botanique de la ville. Le premier, officier de marine, rapporta de voyage les premières graines de magnolia à grandes fleurs puis le tulipier de Virginie. Le second, Michel Bégon, grand-père du premier, intendant de la marine au port de Rochefort, avait déjà donné son nom au célèbre Bégonia.
Plutôt que de travailler sur le lien de la ville à la corderie, Bernard Lassus renverse le sujet en traitant du lien de la corderie avec la Charente et au-delà, dans une dimension paysagère élargie, à la mer. Dans sa notice, le paysagiste emploie à plusieurs reprises le terme de psychologie comme par exemple dans le différé qu’il entend donner entre la vue sur la corderie et son accès physique afin de faire naître le désir. Et effectivement, Bernard Lassus s’est livré à un travail de psychanalyse des lieux en laissant remonter à la surface des bribes de mémoire. Son aménagement met en relation les trois strates temporelles de l’arsenal : le temps de la production industrielle mise en scène par le dégagement de la corderie et par de simples allées pavées présentées comme des traces archéologiques, le temps de l’abandon et du retour à la nature dont la ripisylve ensauvagée témoigne, et le troisième temps de l’accueil du public avec une immense pelouse offerte aux promeneurs.
Sous un aspect faussement simple, le projet est d’une rare finesse. En témoignent par exemple les bordures biaises des parterres, inclinées de 15°, qui surélèvent le tapis de gazon de manière à donner un mouvement de recouvrement de la strate archéologique des pavées par la pelouse et l’effacement visuel des allées depuis l’esplanade pour donner l’impression d’une mer verte. Ensuite, dans ce jardin presque nu se cachent des bosquets, résurgences de l’art classique du jardin, avec le labyrinthe des batailles navales, l’aire des gréements et les flammes des amiraux (disparues depuis). Mais est-ce uniquement un jardin ? Ne doit-on pas y voir une oeuvre psychanalytique propre à révéler justement la psyché du lieu ? Les éléments déployées sur le site - on peut penser aux tontines de l’aire des gréements - sont autant d’objets transitionnels vers le contenu latent du site.
Le second temps de la reconversion
Qui peut aujourd’hui ignorer l’Hermione ? La mise en chantier de ce navire multicolore, qui émane d’une association, symbolise le second temps de la reconversion de l’arsenal dans le sens où elle a donné un premier élan touristique (avec le chantier visitable) et culturel (par la recherche de ressemblance avec une frégate du XVIIIe s.). Le chantier commence en 1997 et le bateau sera lancé en eaux salées le 7 septembre 2014 (le navire initial avait lui été construit en six mois). Il aura indéniablement relancé l’attractivité du site avec ses 250 000 visiteurs par an et aura grandement contribué à transformer l’image de Rochefort dans un geste de marketing urbain involontaire. Depuis la fin du chantier, l’association de plus de 20 salariés se cherche un nouvel équilibre économique avec la vente de l’expérience de navigation et de produits dérivés tant à Rochefort qu’en escale. C’est que l’entretien du navire coûtent très cher. La survie de l’association, et à travers elle de l’Aventure Hermione pousse aujourd’hui vers une mise en tourisme accrue du site. Mais avant cela, revenons sur trois actions culturelles structurantes.
Trois mouvements de patrimonialisation
Les acteurs du territoire, conscients que l’arsenal marquait fortement l’estuaire de la Charente, avaient porté en 2006 la candidature de l’arsenal maritime à l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco :
« Plus qu’un ensemble de monuments, l’Arsenal maritime de Rochefort, exemple unique au monde d’une installation de ce type à l’intérieur des terres, forme un paysage culturel avec son système industriel totalement conçu pour la construction maritime, la ville nouvelle de Rochefort et son système défensif. »
Ce paysage vivant, précisait la candidature, s’inscrivait dans un processus évolutif constant. Le bien proposé au titre de « paysage culturel évolutif » se composait de toutes les installations propres à l’arsenal maritime et à ses défenses le long de la Charente (dont la ceinture de fer qui est un réseau de redoutes et de forts) mais aussi de la rade des pertuis et des îles, de l’estuaire a proprement parlé et des marais qui bordent le fleuve. La psyché du lieu s’affirmait et prenait de la grandeur.
La candidature ne sera pas acceptée car d’autres sites comme l’arsenal Chatham (Royaume uni) ou le port de Karlskrona (Suède) portaient déjà cette « valeur universelle exceptionnelle ». Néanmoins, cette candidature aura eu le mérite de poser la valeur culturelle et évolutive du site de l’arsenal et elle aura aussi permis de définir un périmètre de réflexion au travers de la zone tampon qui sera repris dans la future Opération grand site. De plus, cette candidature malheureuse portait l’ambition de trouver un modèle économique respectueux des lieux avec des engagements sur la médiation, la valorisation et la planification de ce paysage culturel. La frustration de cet échec aura fait naître trois pulsions en réaction. Un secteur sauvegardé fut délimité en 2009 et le classement de l’Estuaire de la Charente au titre des sites (intervenu le 22 août 2013) apporta la première reconnaissance de « la valeur d’un ensemble paysager singulier et remarquable, alliant nature et culture » qui sera reconduit dans une Opération grand site.
Les études du Plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) du centre ancien de Rochefort incluant l’arsenal et celles de l’Opération grand site sont alors concomitantes. Commençons par le PSMV dont l’élaboration, est repartie de la stratification historique du site depuis le grand Parc seigneurial (qui préexistait avant l’établissement de la ville arsenal de Rochefort puisqu’il en est fait mention dès le XVIe s.) jusqu’au « paysage millefeuille » de Bernard Lassus. Partant du constat que ces strates historiques étaient présentes sur le site mais peu lisibles, une orientation d’aménagement et de programmation encadre le développement touristique par la valorisation de la connaissance scientifique de l’Arsenal, et renoue avec la grande tradition botanique de Rochefort. Elle engage aussi la patrimonialisation du jardin des Retours dans une logique de sauvegarde.
La Grand site de France de l’estuaire de la Charente a été labélisé en 2020. Il met en exergue les différentes natures du territoire depuis les rives à peine domestiquées de la Charente jusqu’au jardin classique (celui de l’Hôtel de la marine en surplomb du jardin des retours) en passant par les aménagements hollandais de la Petite Flandre (les marais de Rochefort). Le territoire cherche à expliquer sa relation à la nature avec une lecture océanique (l’estuaire vu des pertuis) et une lecture fluviale (en descendant la Charente). Il s’agit avant tout d’une démonstration de « l’alliance » entre la culture et la nature qui n’est pas sans rappeler la concordance des temps du jardin de Bernard Lassus. « L’esprit des lieux », recherché tant dans le site classé que le grand site, peut être comparé à l’inconscient collectif latent en chaque lieu.
La pulsion touristique
Mais l’arsenal vit parallèlement une mutation touristique importante. Les acteurs du site tentent de diversifier l’offre avec l’appui des collectivités. Le projet le plus structurant est de créer un complexe muséal autour de l’Aventure Hermione en mettant en avant les navigations du bateau. Ce projet sera long à mettre en œuvre et le temps d’attente est occupé par une attraction qui a pris place dès 2020 sous la forme d’un parcours lumière nocturne. L’entreprise québécoise Moment Factory et son parcours Lumina ont été retenus pour leur approche du site :
« Témoignage exceptionnel de l’histoire maritime de France, l’Arsenal de Rochefort réveille l’imaginaire. (…)
C’est pourquoi nous avons décidé de faire venir la mer à Rochefort en créant un parcours nocturne enchanté qui plongera les visiteurs dans un monde fantastique inspiré des océans. Plutôt qu’un parcours didactique ou interprétatif, nous proposons une expérience sensorielle, immersive et avant tout émotionnelle (…) Véritable poème visuel et vivant, ce parcours sera une évocation lyrique des plus belles légendes des océans. »
Cette dernière proposition mise sur l’expérience et l’émotion. Elle revêt aussi un caractère universel par l’imaginaire très large qu’elle entend développer autour de la poétique des océans dans un discours accessible au plus grand nombre. L’ambition est donc bien de passer à un tourisme généraliste et d’offrir une expérience digne d’un Blockbuster cinématographique. Ce positionnement est intéressant dans la mesure où il réinterprète l’esprit des lieux - après tout Rochefort était un port - tout en effectuant une réduction sémantique qui accompagne efficacement la mise en tourisme contemporaine.
Partout dans le monde, les ports se sont reconvertis avec la mutation du commerce international avec des succès très médiatiques comme Inner Harbor de Baltimore dès la fin des années 1960, les London Docklands, Expo 89 à Lisbonne, ou plus proche Euroméditerranée à Marseille. La ludification du littoral par le balnéaire s’était jusqu’alors contenue dans les stations créées bien souvent de toutes pièces. Du fait de son éloignement du rivage, de la difficile reconversion de la ville et de la cession tardive du site par le ministère de la défense, le site de l’arsenal de Rochefort ne subit qu’aujourd’hui la tentation d’une offre touristique massive. Le transfert de la gestion du site de la commune vers l’intercommunalité à compétence économique symbolise, s’il le fallait, le chemin que désirent désormais suivre les gestionnaires et les acteurs économiques locaux.
En prenant un peu de recul, il est donc facile de comprendre la mise en tension du site, entre patrimonialisation et mise en tourisme. Mais les choses sont-elles toujours si tranchées ?
Patrimonialiser le mouvant
Un patrimoine paysager
Le temps faisant œuvre de sacralisation, la restauration de la Corderie royale et le Jardin des retours de Bernard Lassus (les deux apparaissant aujourd’hui indissociables) apparaissent de plus en plus comme un patrimoine du XXe s. La restauration qui, partant d’une ruine, a rétabli une symétrie originelle (qui n’a peut-être jamais existé de manière si parfaite), marque une époque. Mais c’est surtout le jardin qui retient l’attention depuis que les dessins de paysage de Bernard Lassus ont été intégrés dans les collections permanentes du centre Pompidou.
En 1981, lors du concours pour le Jardin des tuileries, Bernard Lassus suggérait :
« Le lieu même des tuileries est la somme de l’épaisseur des lieux et d’événements tout aussi significatifs les uns que les autres. Pour révéler ce lieu multiple, nous avons dû poser d’une manière nouvelle les concepts de restauration, de réhabilitation et de réinvention. On restaure ce qui est connu dans les limites des sources disponibles. On réhabilite ce qui est trop mal connu pour permettre la restitution complète de l’espace en reconstituant les aménagements connus et en faisant des espaces dont l’aménagement n’est pas connu et des sols offerts à de nouveaux usages plus ou moins éphémères, rappelant par leur traitement ou leur dessin la période d’origine. On réinvente en poursuivant par une création contemporaine la logique d’articulation entre des compositions successives du lieu au cours de son histoire, ce qu’on appelle l’entrelacement. »
L’intervention paysagère de Rochefort reprendra le principe d’entrelacement des strates historiques. Elle se pose comme une œuvre plastique (Bernard Lassus se qualifie lui-même de paysagiste plasticien) dans le sens où elle propose un processus de réhabilitation de l’histoire des lieux tout en concentrant l’intervention sur des détails de mise en œuvre très précis (tel l’appareillage du mur de soutènement ou encore les bordures des parterres). Elle s’impose enfin dans son temps en marquant l’histoire de la conception paysagère. Le Jardin des retours apparaît comme un uniquum dans la mesure où il s’agit de la seule œuvre de Bernard Lassus réalisée à cette échelle (ses propositions pour le Jardin des Tuileries, le jardin de La Villette ou encore La Ruhr n’ayant finalement pas été retenues). Dès lors se pose la question de la conservation de ce jardin dans son état d’origine tout en prenant en compte l’évolution naturelle des plantes (visitant le jardin au printemps 2019, Bernard Lassus s’est dit très satisfait de la maturité des sujets plantés voici trente ans) et des usages.
Vers un troisième temps anticipé par Lassus
Tout au long de sa réflexion - qui dépasse naturellement celle du jardin des retours - le paysagiste Bernard Lassus a forgé quelques concepts qui mettent en relief son approche des lieux. L’hétorédite par exemple désigne des lieux hétérogènes mais organisés. L’intervention minimale consiste à apporter d’autres dimensions sensibles au déjà-là. Et surtout l’inflexus qui échappe à la composition du projet d’aménagement puisqu’il s’agit d’une posture propre à mettre en mouvement et à se combiner avec les processus existants ou à venir. Ces termes et néologismes - l’hétérodite, l’intervention minimale et l’inflexus - doivent nous conduire à envisager le jardin des retours non comme un aménagement mais comme une manœuvre active (quoi de moins étonnant dans un ancien port où la manœuvre était destinée à régler le mouvement des bateaux).
Commençons par l’intervention minimale et prenons l’exemple de la rampe des tulipiers de Virginie. Le haut mur de soutènement qui sépare la ville de l’arsenal est consubstantiel de la création de ce dernier. Le jardin du roi fut établi en partie haute tandis que la corderie est construite en partie basse. Ce mur était posé comme une rupture dès la conception de la ville. Alors que les autres projets du concours prévoyaient un accès central à la corderie, affirmant en cela la symétrie de Blondel, Lassus choisi un mouvement latéral fait d’une large rampe plantée. Outre la signification de l’acclimatation des tulipiers, se cache ici le fameux différé du paysagiste entre la perception visuelle depuis le jardin haut et le chemin qu’il faut parcourir pour une perception tactile de l’entrée dans le bâtiment. De plus, cet accès latéral offre une vision glissant le long du bâtiment industriel, et qui se perd dans la Charente. Lassus manœuvre le corps du visiteur pour lui offrir une expérience propre à révéler les multiples strates historiques qu’il foule de ses pieds. L’intervention est minimale - une simple rampe rectiligne et plantée - mais accompagne la perception de l’édifice pour ce qu’il est : une machine à fabriquer des cordages pour des bateaux qui prendront la mer en longeant les rives du fleuve. Prenons un autre exemple avec la pelouse qui fait le lien entre le fleuve et la corderie (donc de l’autre côté de la rampe). Cette vaste esplanade engazonnée semble flotter au-dessus de la couche archéologique des allées de pavés au point de les effacer du regard par son léger soulèvement. Cette esplanade, que l’œil perçoit comme un plan horizontal est en fait en légère pente où le point bas serait la façade de la corderie. Quasi imperceptible, cette pente conduit autant le regard que le corps vers l’édifice et le magnifie. Voilà tout l’art de Lassus qui réside dans un inframince de Marcel Duchamp ou ce presque rien de Vladimir Jankélévitch. Son art réside justement dans son approche littérale et minimale des situations.
Les années 1980 ont été marquées par des débats importants sur le paysage. Le postmodernisme et le typo-morphisme dominaient les débats et le jardin était vu comme un artefact dont la théâtralité garantissait la simulation. Les autres réponses au concours du jardin de Charente vont d’ailleurs dans ce sens. Mais déjà apparaissait la tentation du retour à la nature, tendance portée alors en France par Michel Corajou. Bernard Lassus explore une autre voie. Ses premières années de peintre sont essentielles pour comprendre sa posture. Il interroge l’essence des choses dans une attitude à la fois d’esthète et presque enfantine. Il suffit pour s’en convaincre de visite son jardin des hypothèses à Chaumont sur Loire. Le jardin, de petite dimension, se découvre à travers des silhouettes d’arbre en métal aux tons subtils qui forment un paravent. La partie arrière du jardin n’est accessible qu’à partir de pas japonais décollés d’une dizaine de centimètres du sol. Ce cheminement abouti à des instruments de mesure de temps (au sens météorologique) tandis que le sol engazonné reste inviolé des pas des visiteurs. Il faut observer la jubilation des enfants à « voler » au-dessus du sol. Ils n’ont pas besoin d’explication pour se livrer à l’expérience sensorielle voulue par le paysagiste. Car ici comme ailleurs, ce jardin est une « machine », un dispositif et un processus tant corporel que psychique (mais peut-on séparer les deux dans l’appréciation d’un paysage ?).
Bernard Lassus a longuement travaillé sur ce qu’il a appelé les habitants paysagistes, ces jardiniers qui transforment parfois de manière exubérante leur petit jardin dans une utilisation populaire de la topiaire et de la rocaille normalement dévolues à jardin plus nobles. Son approche anthropologique va bien au-delà de l’apparence des choses. Il en retiendra un principe fondateur qu’est le démesurable, sorte de rapport d’échelle entre la petitesse de la parcelle et le vaste monde qu’elle accueille en écho.
Pourquoi faut-il s’intéresser à l’œuvre du paysagiste pour comprendre le devenir de ce jardin ? Après tout, les arbres poussent, la rampe et les allées demeurent. Le jardin est donc là. Bien sûr, l’entropie à fait son œuvre et l’aire des gréements est fermée au public, les flammes des amiraux ont été déposées et le labyrinthe végétal n’est pas très en forme. La vaste esplanade déserte attire des convoitises pour de nouvelles activités récréatives.
Pourtant, la réponse est simple. Pour paraphraser René Magritte, ceci n’est pas un jardin mais une machine végétale et minérale dont le moteur n’est autre que la psyché du lieu. Le jardin des retours est un processus « rélévationnaire » qui s’adresse au corps et à l’esprit. Il ne cesse d’évoluer, de s’adapter parce qu’il puise sa substance au plus profond du terrain. Les questions qui se posent après sa réalisation trouvent des réponses encore en lui, comme si l’inflexus se perpétuait. Rappelons que lorsque Lassus propose de retrouver le lien avec le fleuve alors que les attendus du concours étaient de relier l’arsenal à la ville, il ne fait que préfigurer ce qui deviendra une candidature UNESCO et aujourd’hui un Grand site de France. Le rapport de Rochefort à la mer est inclus dans l’œuvre du jardin. Il en va de même sur le rapport entre la production navale et les loisirs. Le jardin préserve la mémoire ouvrière en présentant la corderie comme une usine et non un château tout en offrant une vaste esplanade à la détente des rochefortais. Le corollaire de ce mécanisme psychique est sa délicatesse. L’intervention minimale, comme son nom l’indique, repose sur des « presque rien » et peut donc être facilement mise à mal.
Ayant posé le jardin des retours comme un processus, se pose maintenant la question de sa préservation. Peut-on vraiment patrimonialiser le mouvant ? Ou pour le dire autrement, que voudrait dire la conservation d’un processus dynamique ? Opérons par déduction. Ce Jardin n’est pas un jardin conventionnel au sens où il s’abstrait du dogme de la composition pour devenir processus (il reprend néanmoins les codes du jardin classique pour les réinterpréter). Ce jardin n’est pas non plus une œuvre d’art plastique à laquelle on ne pourrait rien toucher car ce serait n’avoir rien compris à l’inflexus. Reste l’inucuum d’une pensée iconoclaste. Il convient dès lors de le protéger comme l’unique témoignage d’une époque et d’un créateur.
D’autre part, la reconnaissance du jardin - processus doit nous conduire à préserver son potentiel dynamique. Si son moteur est la psyché locale, il y a peu de risque que cette dernière disparaisse ! Mais le risque serait de l’oublier et de la reléguer derrière des considérations plus instantanées, voire mercantiles. J’ai pour ma part la conviction que l’esprit des lieux est comme une source et qu’il sourdre quoi qu’il arrive, même à un endroit où on ne l’attend pas. Mais reste l’admirable mécanique transitionnelle de Lassus dans l’ensemble des dispositifs mis en place. Certaines sont évidentes comme les percées visuelles pour découvrir la corderie depuis la Charente alors même que la navigation sur le fleuve apparaît de plus en plus comme un modèle de développement vertueux. D’autres plus sont plus complexes tel la nudité de l’esplanade ou encore les références historiques comprises dans le choix des essences. Pourtant, l’ensemble de ces intentions forment l’horlogerie complexe du jardin - processus. C’est bien ces rouages qu’il nous faut préserver. D’autres strates historiques pourront s’ajouter au jardin. Il ne constitue pas une fin de l’histoire puisqu’il s’affirme justement comme une machine temporelle propice à la simultanéité des époques dans l'entrelacement. Il nous faut en revanche préserver ce mécanisme de monstration.
Conclusion
La problématique du site repose donc sur deux couples dialectiques. Le premier est la concomitance d’objectifs entre la ludification et la valorisation du site. Le second, plus subtil, repose sur la distinction nécessaire à faire entre protection et patrimonialisation. Les protections existent bel et bien (PSMV et site classé) mais la reconnaissance patrimoniale peine à s’étoffer. Les réminiscences mythiques du XVIIe s. colonisent les imaginaires et « l’esprit pionnier » 1666 s’impose comme le seul attribut du site avec la haute mer en toile de fond. L’adaptabilité des pratiques qui s’y sont déployées et son évolution permanente (dans ses dimensions mêmes) a déserté les esprits et les historiens peinent à les rappeler. La candidature UNESCO d’un patrimoine culturel évolutif semble elle-même bien loin.
Le ministère de la culture va accompagner la communauté d’agglomération dans l’élaboration d’un plan de gestion du jardin pour qu’il puisse être préservé à long terme. Mais la préservation n’est rien si l’œuvre n’est pas comprise, cette compréhension qui est justement l’objet de ce livre !
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