Chacun de nous porte une partie de l’héritage de l’International situationniste. Je me souviens avoir vécu la découverte de la psychogéographie et des dérives urbaines comme une libération. Récemment, à la lecture de « London Orbital » par Yan Sinclair, j’ai ressenti la même sensation d’espace et de redécouverte de la géographie par la marche. Il m’aura fallu du temps pour critiquer la passion de Debord et de ses amis pour la ville historique et juger leur mépris pour la ville moderne ; il est vrai qu’elle exprimait la « topologie des résistances » face à la domination de l’idéologie productiviste, que Yan Sinclair a poursuivie en exposant le pourtour dénaturé du périphérique londonien.
La deuxième rencontre fut celle des dessins oniriques de Constant Nieuwenhuys montrant le labyrinthe de New Babylone suspendu dans les airs par des poteaux de titane. Ville-réseau avant l’heure constituée de situations unitaires construites. Voir l’immense résille se superposer à la ville de Paris fut aussi une libération, une émotion positive bien plus puissante que le plan Voisin par la métaphore développée. Ensuite j’ai suivi le même parcours que beaucoup de ma génération : nous avons été séduits par la critique du fonctionnalisme de Team Ten puis par les groupes italiens Supersurface et Archizoom. Je serais resté un bon moment avec la recherche d’une « clarté labyrinthique » et des invariants d’Aldo Van Eyck. Partir du structuralisme en architecture et me jeter dans la lecture de Claude Lévi-Strauss pour m’apercevoir de l’absence de lien sérieux entre les deux pensées.
Alors que me reste-t-il de cet héritage hormis une imagerie quelque peu surannée ? Dans Potlatch N° 1, l’article « Le grand jeu à venir » développe l’idée que les solutions ludiques dans l’organisation de la vie sociale permettront à l’urbanisme de s’élever au niveau de la création. « Notre vision de la ville n’est pas limitée à la construction et à ses fonctions, mais aussi à tout usage qu’on pourra en faire, ou même en imaginer. » et un peu plus loin, « nous pensons (…) que le caractère variable ou meuble des éléments architecturaux est la condition d’une relation souple avec les évènements qui y sont vécus. » Je retiens de ces enseignements la question centrale de l’urbanisme temporel, ou chronotopique. La variabilité de l’architecture me revient comme un appel à l’impermanence, l’idée que rien ne dure, et qu’il s’agit précisément de la condition de l’urbanisme contemporain.
Aujourd’hui, l’espace est principalement analysé sous sa forme anthropologisée, habitée, qui se transforme à partir des pratiques et des usages. Les politiques temporelles se sont développées autour des questions d’harmonisation des temps de vie, des temps de la nuit et de ceux de l’enfance. Elles se concrétisent au mieux par des plans territoriaux des horaires associés à une mobilité durable et à la revitalisation sociale des espaces publics avec pour critère central l’accessibilité. Peut-on y voir une filiation avec l’Interational Situationniste ? Rien n’est moins sûr tant les temps ont changé. La révolution numérique et la mondialisation sont passées par là. Mais l’éclairage qu’apporte la relecture des textes de l’IS me donne envie d’aller plus loin dans la constitution de situations construites à l’échelle d’un grand territoire. Il nous porte à revoir nos pratiques pour un urbanisme non plus fonctionnaliste, pas encore unitaire, mais simplement ouvert à l’altérité de son devenir.
Enfin, au-delà de la société du spectacle, le triomphe de la société de consommation et le stress des crises économiques successives nous imposent de revoir « le grand jeu à venir », cette société ludique, comme profondément transgressif tant l’idée de la production nous hante. La ville de demain sera-t-elle ludique, sera-t-elle joyeuse ?
Plan de matière
La  lecture d’Henri Bergson conduit à considérer  la matière comme du temps consolidé dans l’instant. Dans « Matière et mémoire », il écrit que le vrai mouvement est la matière même, soit une matière-mouvement. On entre avec cette expression dans un univers matériel d’images-mouvement cher à Gilles Deleuze qui s’est d’ailleurs intéressé à Bergson. Dans son Cours du 5 janvier 1981 intitulé « Image-Mouvement, Image-Temps », Deleuze  rappelle que dans l’univers d’images-mouvement, le mouvement est la coupe de quelque chose, dans la durée. Or ces coupes sont les mouvements eux-mêmes, « à savoir les faces de l’image ». Le plan de coupe, autrement dit plan de matière, est pour Bergson une coupe instantanée dans le devenir en général. Deleuze y voit lui une coupe mobile, c’est-à-dire une coupe qui comprend du temps. À la lumière de ces précisions, la compréhension des formes temporelles devient aisée : il s’agit de formes mobiles constituées par l’avènement en un lieu des mouvements de la matière.
Appliquée à l’urbanisme, cela devient une superposition d’événements matériels contenus dans la structure urbaine. Dans Roma (1972), Frederico Fellini met en réseau des histoires personnelles, des événements politiques, des formes du passé et des fantasmes comme lorsque les ruines antiques laissent passer la horde bruyante des motards. Voilà ce que peut être une composition de formes temporelles. 
Les Halles, 24 avril
Les Halles, 24 avril. Il y a toujours sur les chantiers, petits ou grands, cet air d'abandon, de solitude, de désolation nostalgique. Un air figé de dimanche après-midi de septembre. Les choses gisent à ciel ouvert dans un état indéterminé de modification entre la destruction et la naissance. Elles ne sont plus, ou pas encore organisées en surfaces destinées à arrêter notre regard, à faire sens. Gravas, ruines, structures ébauchées, fragments, outils, instruments sont poreux, ils se mélangent au monde sans présenter d'objets préhensibles par la pensée. Le chantier c'est "l'ouvert", l'indéterminé, cela ne se dit pas, ne se voit pas. Les choses sont retournées, arrachées comme après une tempête sur une côte, quand les débris marins se mélangent à la terre retournée, aux graines. C'est "l'ouvert" et "le dedans" et aussi "l'intérieur", "l'intime". Mais alors d'où vient cette nostalgie déchirante, cet air de fin du monde et de dimanche après-midi, cette connivence insensée et incommunicable avec les choses, la matière, l'air de la ville? La ville est le grand chantier du sens emporté dans le temps, on construit, on bâti autour de soi le sens comme un sarcophage. Mais la matière même de cette construction est si mystérieuse, si inconnue. Elle nous parle pourtant, elle tente d'éveiller en nous d'autres sens. L'intentionnalité, le rationnel, le parlant ne cessent de déraper, de dérailler en dévoilant des mondes inconnus à nos yeux, les chosent battent follement entre le sens qu'on veut leur imposer et leur être, leur questionnement, leur vibration dans le grain du temps.
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