Paul Virilio marche sur le quai. Le regard droit et les mains enfoncées dans les poches de son gilet de reporter. Il assène ses phrases avec conviction sur la fin de la géopolitique, la submersion des seuils littoraux et la grande migration climatique à venir. Voilà l’image renvoyée par ce penseur de la vitesse à la caméra d'Axelle Poisson en 2009. Nous gardons cette image de l’homme marchant sur un quai de La Rochelle.
1/ De maître verrier à architecte et essayiste.
« Mon origine, c'est la guerre. La guerre a été à la fois mon père et ma mère. Le propre de la guerre c'est de coincer un personnage sur son drame. D'une certaine façon, à partir de 47-50, je n'ai pas vécu. Tout ce qui m'a constitué s'est produit avant. Voilà, à dix ans je suis devenu un vieux monsieur, un war baby, comme Perec et d'autres ». À la libération, il dit s’être précipité à Saint-Nazaire pour voir la mer et s’y baigner. Il y découvre « des objets bizarres, comparables aux statues de l'île de Pâques, en attente devant l'infini marin ». Les bunkers deviennent dès lors les objets transitionnels de sa pensée.
Il devient maître verrier, s’intéresse à la transcription de la peinture en vitrail et travaille avec des peintres comme George Braque, Henri Matisse, Léon Zack ou Serge Rezvani. Parallèlement, il suit en auditeur libre les cours des philosophes Vladimir Jankélévitch, Raymond Aron et Merleau-Ponty. En 1958, Paul Virilio débute ses recherches archéologiques sur le Mur de l’Atlantique. Ce travail initiatique le conduira à produire une exposition au musée des Arts décoratifs de Paris (1975) et un livre devenu incontournable : Bunker archéologie. La création du groupe Architecture Principe en 1963 avec l'architecte Claude Parent, le sculpteur Morice Lipsi et le peintre Michel Carrade, verra la publication du manifeste sur la fonction oblique : « une culture du corps qui joue sur le déséquilibre, qui considère que l’homme n’est pas statique, mais en mouvement et que le modèle de l’homme, c’est le danseur ». La fonction oblique trouvera son expression dans la réalisation de l’Église Sainte Bernadette du Banlay à Nevers (1963-1966).
L’enfance à elle seule peut-elle expliquer l’attrait du maître verrier pour l’opacité des bunkers ? La visite de l’église donne un élément de réponse. L’édifice ressemble de l’extérieur à un blockhaus en béton brut. Les deux plans inclinés intérieurs se terminent à leur extrémité en large porte-à-faux sur l’extérieur tandis que d’épaisses coques de béton referment les volumes. Dans cet antre obscur, deux fentes de lumière jaune sont ménagées dans les dalles en limite des porte-à-faux de telle manière que la lumière monte du bas vers le haut et léchant les voiles de béton. Contrairement à la fente zénithale qui surplombe le pli reliant les deux plans obliques, la lumière provenant des extrémités est parcimonieuse et ascendante. Elle appelle irrésistiblement un sentiment d’élévation et à l’éclosion de la forme du bunker que l’on croyait fermée.
Après la publication de son premier essai L'insécurité du territoire : essai sur la géopolitique contemporaine (1976), bien d’autres suivront dont les titres éclairent à eux seuls sa pensée : Vitesse et Politique (1977), L'espace critique (1984), Esthétique de la disparition (1989), La vitesse de libération (1996) L’université du désastre (2007), Le futurisme de l’instant (2009). La question de la vitesse, épuisant le monde fini, le conduit à penser l’écologie grise pour la distinguer de l’écologie verte : « Il existe non seulement une pollution de la nature – des substances telles que l’air, l’eau, la flore et la faune – mais aussi une pollution de la grandeur-nature du globe qui affecte les distances géographiques. »
En 2002, il organisa la première exposition sur l’accident à la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain à Paris : Ce qui arrive. Elle expose les accidents, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels, comme expressions de la modernité où la vitesse est vécue comme facteur d’incarcération. La thèse est simple : tout progrès fait naître son propre accident ; l’invention de l’avion conduit à l’invention du crash. La pensée de Paul Virilio a alors pu apparaître sombre et fataliste.
La question que je me pose aujourd’hui est de savoir si Paul Virilio était un collapsologue avant l’heure ? Oui, d’une certaine manière, dans la mesure où il prévenait des dangers de l’accident global pour mieux l’éviter. Il était habité par l’eschatologie et il suffit pour cela de se souvenir de l’aspect brutal de Sainte Bernadette. En réponse au désastre dont il voulait créer une université, il tendait en même temps vers une transcendance lumineuse.
2/ D’autres penseurs ont abordé la vitesse durant la seconde moitié du XXe siècle
Le philosophe français Gaston Bachelard, introduisit dès 1950 dans La dialectique de la durée l’analyse des rythmes de vie baptisée rythmanalyse. Le propos fut repris par Henri Lefebvre et Catherine Régulier dans Le projet rythmanalytique (1985). Ils résolurent le conflit entre une vision cyclique et linéaire du temps en replaçant le rythme au cœur de la vie quotidienne et en le considérant comme la somme de ces deux processus temporels.
Nombre d'auteurs ensuite - comme le géographe anglais David Harvey ou le sociologue espagnol Manuel Castells - ont postulé une mutation de la grandeur géographique, au cours de la période moderne, sous l'effet conjoint de la restructuration de l'économie mondiale et du développement des réseaux de communication. David Harvey a montré le changement radical de notre expérience du temps et du milieu urbain. Manuel Castells, quant à lui, précisa le passage de « l'espace des lieux » à « l'espace des flux », ce dernier étant avant tout caractérisé par une organisation dépourvue de centre, fonctionnant en réseau au sein d’une gouvernance instable.
Dans Modern Times, Modern Places (1999), le critique australien Peter Conrad plaçait l'accélération du temps comme événement fondamental de la modernité, propos repris et développé par le sociologue Hartmut Rosa dans Accélération, une critique sociale du temps (2010) tandis que le sociologue polonais Zygmunt Bauman dévoilait un Présent liquide (2007) dont l'expérience décisive est celle de la simultanéité d’événements et de processus hétérogènes. Harmut Rosa, sociologue de l’école de Francfort, est celui qui a théorisé le plus précisément la question du temps ces dernières années. Il décrit les conséquences de l'accélération : « Les structures temporelles de la modernité tardive semblent se caractériser dans une large mesure par la fragmentation. C'est-à-dire par la décomposition des enchaînements d'actions et d'expériences en séquences de plus en plus brèves, avec des zones d'attention qui se réduisent constamment ».
Paul Virilio fut l’héritier de la pensée de Bachelard et le contemporain de Lefebvre. La question temporelle s’imposa dans le débat urbain au tournant du XXIe siècle et Virilio y contribua très activement par l’ampleur de son œuvre. Toutefois, il n’a pas fait école au sens où peu d’auteurs se réclament de lui. Le choix de la forme littéraire, l’essai, doit alors être remarqué. Cette facture libre, à laquelle Montaigne a donné en France ses lettres de noblesse, ne doit pas faire oublier l’autre sens de l’essai : l’opération par laquelle on s'assure des qualités ou de la manière d’utiliser quelque chose ; essais en laboratoire, test, banc d'essai. Virilio était en fait un pilote d’essai qui n’essayait pas des prototypes d’avions mais des concepts philosophiques. Solitaire et vigilant, il observant l’horizon depuis son cockpit virtuel.
3/ À l’heure de l’anthropocène, l’horizon de l’effondrement s’impose de plus en plus dans le débat
Collapsologues et autres effondristes exposent les données scientifiques dont l'augmentation des températures, l'épuisement des ressources énergétiques, le doublement de la population mondiale en un siècle propres à provoquer un effondrement. L’historien américain Jared Diamond s’était penché sur l’effondrement de civilisations antiques et médiévales dans Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2004) en insistant sur la composante environnementale de ces événements.
Depuis 2015, deux chercheurs français, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, ont affirmé la collapsologie dans Comment tout peut s’effondrer avec le désir de fonder une véritable science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement. Cette démarche n’est pas sans rappeler l’Université du désastre voulue par Paul Virilio. En réaction au risque d’effondrement, les survivalistes apprennent à s’alimenter par eux-mêmes ou entassent de boîtes de conserve dans des bunkers… Ce qui devait faire bien rire Virilio.
Voici donc ce qui semble les deux voies des temps présents : l’accélération des rythmes de vie et l’effondrement du milieu provoquant une extinction. Les penseurs néomarxistes anglais Nick Srnicek et Alex Williams ont relancé la question du temps en 2013 en publiant leur manifeste Accélération !. Il commence en ces termes : « En ce début de seconde décennie du XXIe siècle, la civilisation globale doit faire face à une nouvelle espèce de cataclysme. Les apocalypses à venir rendent ridicules les normes et les structures organisationnelles de la politique… ». Ils proposaient, en réponse, une accélération de la pensée : « Ce vers quoi nous pousse l’accélérationnisme, c’est vers un avenir qui soit plus moderne (…). Il faut casser la coquille de l’avenir une fois encore, pour libérer nos horizons en les ouvrant vers les possibilités universelles du Dehors. » En d’autres termes, ils proposaient cette vitesse de libération dont parlait Virilio dès 1995.
La pensée de Paul Virilio reste donc plus que jamais d’actualité. La distinction entre néomarxismes, collapsologues d’un côté et la dromologie inventée par Virilio de l’autre pourrait naître du sens du sacré absent chez les uns et sans cesse sous-jacent chez lui. L’attrait surprenant des bunkers - cette illusion du rempart - pour un jeune maître verrier nous met sur la voie. Cette opposition entre la masse immobile et la lumière renvoie à un temps détemporalisé par l'immobilité fulgurante dans laquelle les deux perspectives s'assemblent dans une forme de simultanéité.
L’eschatologie était présente chez Paul Virilio en partant du principe que toute rupture dans la continuité est un accident, à commencer par la guerre, et que tout accident peut être fatal. Pourtant, ce n’était pas un prédicateur de l’apocalypse car il croyait en une forme d’évitement par anticipation de l’accident. Pilote d’essai philosophique, il appelait à la rédemption profane et sacrée d’un monde obsédé par la vitesse. Un des enjeux de notre époque ne serait-il pas de dépasser les postures historiquement opposées - entre l’immanence marxiste et la transcendance sacrale par exemple - et d’accepter la simultanéité des altérités ? De leur alliance viendront certainement les réponses aux graves crises que nous traversons.