Lille, 2004
1 - introduction
Un  certain   nombre  d'auteurs   (HARVEY, CASTELLS,   VIRILIO,   ...)   ont postulé  une mutation  de la  grandeur  géographique,  en l’espace  de vingt ans, sous l'effet combiné et conjoint de la restructuration de l'économie mondiale et du développement des réseaux. Mais y a-t-il eu une réponse à cette mutation dans nos manières de produire l’espace ?​​​​​​​
Dans le domaine de la géographie urbaine qui nous intéresse plus spécifiquement,  nous nous interrogeons  sur la  manière  contemporaine  de  « faire  la  ville ». Trois  villes  européennes,  Lille,  Glasgow et  Turin, qui ont du développer des politiques urbaines spécifiques pour répondre à un contexte   général   de  désindustrialisation,   seront   ici  comparées   pour   la période indiquée. Plus précisément, nous étudierons un ou deux projets urbains  emblématiques  par  ville  en  analysant  les  projet  et  les  discours qu’ils  portent afin  d’en  comprendre la  portée  urbaine  (tant sur l’image  que sur  la   forme)  et   leur  éventuel   rapport   avec  la   mutation   géographique postulée.​​​​​​​
2 – une attention générale portée à l’espace des  flux
Manuel   CASTELLS   et   David  HARVEY   ont   postulé   que  nous    aurions assisté   à   des  changements   majeurs,   depuis   les   années  soixante-dix, quant  à  notre  expérience  quotidienne  de l’urbain : d’une  part,  le  mode de production capitaliste industriel a été remplacé par de nouveaux moyens d’accumulation  flexibles  et,  d’autre  part, les  réseaux  délocalisés  ont pris le pas sur les grands groupes territoriaux. Dans cette nouvelle société informationnelle, l’espace et le temps se rapportent à une nouvelle configuration   (que  CASTELLS  appelle   espace  des   flux)  qui  affecte   en premier lieu l’économie, où à travers le monde, il s’est produit en quelques décennies des changements structurels spectaculaires. Hors, Les rapports économiques  composent  les  structures  fondamentales  d’un  espace objectif,  et  toute  modification   de  celles-ci  influence  considérablement  la forme  de   l’espace   géographique   en   général,   de   l’espace   urbain   en particulier.
3 – des projets urbains
Simultanément  à  cette  mutation  de la  grandeur géographique  est  apparu la notion de projet  urbain  comme nouveau mode de production  de la ville. Le terme de projet urbain renvoie à des réalités totalement différentes pour les  trois  cas en fonction  des mentalités  urbanistiques  nationales.  Le  projet urbain   apparaît   en  Italie   comme  une  notion  globale   pour  la   ville,   une stratégie. Les projets spécifiques, tels que ceux que nous étudions, s’apparentent   alors   aux   lieux   du  projet.   En   France,   le   projet   urbain s’intègre totalement dans le cadre administratif des procédures de Zones d’Aménagement  Concerté :  il s’agit  alors  d’un  aménagement  ponctuel  de la ville faisant l’objet de procédures urbaines  d’exception. En Angleterre, le terme  de  projet urbain  n’existe  pas à  notre  connaissance.  Les  réalisations urbaines s’inscrivent dans des programmes d’intervention sur le terrain.​​​​​​​
Sur une période  de vingt ans, de 1983  à  2003, les  villes  de Lille,  Glasgow et  Turin ont développé  des politiques  urbaines  particulières  tendant  à  faire oublier leur passé ouvrier, à valoriser leur identité de ville innovante et à s’inclure positivement dans l’espace des  flux. Elles ont procédé toutes trois à d’importantes  restructurations  urbaines  par  le  biais  de projets  urbains,  et ont  mises  en place  une  politique  de promotion  originale.  Nous  étudions plus particulièrement la création du quartier d’affaire et de communication Euralille à Lille, la reconversion de l’usine Lingotto en « incubateur » urbain ainsi  que la promenade plantée  la Spina Centrale  à  Turin, et  la rénovation de Buchanan Street et de la Merchant City à Glasgow.
4 – analyse qualitative
Travaillant  sur ces  projets  urbains,  impliquant  un  nombre  restreint d’acteurs,  avec pour seul  outil la comparaison  des projets  entre  eux, nous choisissons   d’emblée   la   voie   de  l’analyse   qualitative.   La   difficulté   de discerner, dans les données économiques ou sociales, l’impact particulier d’un projet sur l’environnement métropolitain rend exhaustive l’analyse quantitative. De même, une analyse comparative quantitative entre projet serait   sans  intérêt   tant   les    données   (surfaces,   programmes,   modes d’action, …) sont différentes.​​​​​​​
Le  point fédérateur  des projets  urbains  étudiés  se situe  à  un niveau  idéel, à  celui  du  discours,  tout en s’ancrant  dans la  terre  ferme de  la  ville :  ils sont   des   morceaux  de  ville   construits   à   partir  de  discours.  L’analyse qualitative s’y  appliquera, sous-entendant de fait une double analyse, celle des discours d’une part, et celle des réalisations physiques d’autre part.
5 - mesure
Pour l’ensemble de l’étude, nous distinguons quatre types de mesures différentes :​​​​​​​
- La comparaison des contextes « d’énonciation », qui correspondent aux contextes réglementaires nationaux, aux spécificités  métropolitaines, aux situations économiques et urbaines (enquête de terrain + bibliographie) ;
- La  comparaison  des discours, émis par les différents intervenants des projets - édiles, concepteurs, commentateurs, … - (enquête de terrain + bibliographie) ;
- La comparaison des formes de chaque projet, c'est-à-dire leur insertion urbaine, leur morphologie urbaine et leur typologie architecturale – même lorsqu’il s’agit d’aménagement urbain - (enquête de terrain + bibliographie) ;
- Et parallèlement, une enquête bibliographique sur le fait urbain confronté à l’espace des flux, dépassant les trois études de cas tout en les renseignant.
Chaque  type  de mesure  donnera  lieu  à  une typologie  spécifique  apte  à rendre comparable  les  projets  entre  eux. L’analyse  comparative  utilisera trois couples dialectiques :
 - D’une part celui des discours autours d’un projet urbain en relation avec l’existence physique du projet après son édification, ou autrement  dit,  un  couple  dialectique  architecture  comme construction matérielle & architecture comme construction du langage. Ce rapport se situe pour nous à un niveau opérationnel ;
 - D’autre part,  le couple dialectique qui lie l’image urbaine et la forme urbaine. Ce rapport se situe en revanche à un niveau conceptuel ;
 - Enfin, l‘existence même du projet urbain face à la condition métropolitaine.
La  première  de ces relations, et certainement  la  plus  importante,  est  celle qui lie forme et image urbain.  Nous étant attaché à la définition de la forme urbaine telle qu’énoncée par Henri Lefebvre dans  « La révolution urbaine » (1970), nous envisageons  ici la forme urbaine comme un prisme pur  recevant  en sont  sein  tous  les  contenus  de la  ville.  Cette  définition énonce  que  l’urbain se relie d’un côté à la logique des formes,  et de l’autre,  à  la  dialectique  des contenus.  Elle  implique une  analyse  à  large spectre, ou se croiseront, pour les trois cas étudiés, la géométrie des édifices  et  des espaces publics,  leur composition  sociale, et la teneur des décisions politiques en matière d’aménagement urbain qui y aboutissent.
Reflet  idéel,  objet  de  la  mémoire  autant   que  produit  du  regard,  l’image urbaine se produit au même titre que l’espace urbain, mais selon des modalités très différentes. Elle bénéficie du support matériel de l’horizon urbain    et    des   objets    qui   remplissent la profondeur de champ de l’observateur  jusqu’à  lui. Le  discours,  sur et  autour  de la ville,  enrichi  cette éducation   du   regard,  modèle l’image urbaine. Entre forme urbaine   et image  urbaine  se trame  donc   un  drame  qui  met  en  rapport  le  contenu multiple   de  la   ville   et   sa  représentation.   L’enjeu   des  projets   urbains exposés pour  Lille,  Glasgow  et  Turin,  réside  dans la  relation  paradoxale entre modification  positive de la forme urbaine et constitution de l’image de ces villes.
La seconde relation -   architecture comme construction matérielle et architecture  comme construction  du langage  - nous semble  indispensable à la compréhension des mécanismes associés aux projets urbains. L’architecture,  à  l’appui  des conceptions  de Lefrebvre  et  de Ricoeur, agit   comme   d’une   rotule   conceptuelle   qui   associe   au   cadre   fini   de bâtiments  une  forme  nettement  plus  large,  et  dont  l’amplitude géographique atteint le cadre métropolitain.En d’autres termes, les propos métropolitains des édiles locales s’incarnent dans l’architecture qui les recueille   et   les   module  à   l’échelle   de  l’espace   vécu  afin   de  les   faire coexister avec les autres objets de la ville.
La  coïncidence  de l’émergence  simultanée  du projet urbain  et  de la  prise de conscience métropolitaine pour les grandes villes à dimension internationale (ou qui aimeraient l’être), nécessite une explication sur la relation qu’il existe entre les moyens d’action des aires urbaines et les localisations  et  dimensions  de ce mode spécifique  d’action.  Dans nos trois cas d’étude,  l’action  se passe toujours  en centre-ville  d’une  agglomération phare  alors  que  l’aire  métropolitaine  de  celle-ci  ne  cesse  de s’étendre. S’en   suit   le   constat   évident   que  dans   un   contexte   de   gouvernance métropolitaine, le projet urbain  emblématique s’inscrit  non pas comme une couture   du   vaste   territoire   métropolitain,   mais   comme    une   vitrine  qui renforce l’impact symbolique du centre-ville dominant. Ce type de projet intervient donc moins dans l’espace réel que dans l’espace abstrait des perceptions géo-économiques.
6 – applications des mesures aux  villes d’étude
Les stratégies développées par les villes de Lille, Glasgow et Turin sont différentes à partir d’un passé industriel comparable. Lorsque Turin entreprend  de  gommer  toute  trace  d’implantation  industrielle  en transformant ces vastes emprises spatiales en une vaste promenade paysagée, Glasgow préfère  manipuler  directement  son image  urbaine  par un  marketing  urbain  forcené,  et  Lille  s’offre  un  visage  futuriste  avec  le quartier d’Euralille.​​​​​​​
L’intervention des trois villes se place à des niveaux différents de la production  de la ville. La municipalité de Turin, par le vaste remodelage de son espace  urbain  du  à  la  Spina  Centrale,  travaille  à  proprement  parler son  espace   urbain   en  modifiant   la   destination   de  grandes   emprises foncières. La métropole lilloise interprète différemment son projet urbain puisque   la  manipulation   de  la  forme  urbaine   du  quartier   d’Euralille   est engagée  par   une  réflexion   profonde  sur  l’identité   métropolitaine   de  la grande ville du nord de la France, et dont la volonté est de produire une nouvelle image s’appliquant à l’ensemble de son territoire. La ville de Glasgow,  enfin,  a   travaillé  d’un  côté  sa  forme  urbaine  par   des réhabilitations sélectives et a  travaillé d’un autre son image par  de nombreuses campagnes de promotion qui trouvent encore aujourd’hui une répercussion avec les nombreux festivals qu’elle abrite. En partant d’une problématique  semblable,  les  trois  villes  ont donc  employé  des stratégies bien  distinctes  aux  travers  de leurs  projets  urbains  pour répondre au  géo-économique contemporain.
Peut-on voir l’invisible ?
Les restructurations économiques — suite à l’adoption de l’économie flexible et d’opportunité — associées à une mise en réseau généralisée — réseaux physiques, immatériels, sociaux — ont des conséquences nombreuses sur les transformations de l’espace alors même que les flux portés par ces réseaux sont de nature invisible.
Au premier rang vient la mobilité des investissements, leur forte amplitude géographique et sectorielle. Inscrits dans des réseaux financiers globaux, ils provoquent la naissance ou la relance d’activités économiques, voire, et c’est souvent le cas, la déshérence d’activités traditionnelles. La tertiarisation galopante et l’abandon des secteurs productifs traditionnels modifient évidemment les affectations foncières et leurs usages dans les centres urbains et leurs périphéries. Mais au-delà, il importe de considérer les flux porteurs des informations de la société du même nom. D’une certaine manière, on observe une contraction de l’espace et du temps (pour reprendre les termes de David HARVEY), où la distance géographique se contracte entre les grandes implantations financières distantes de centaines de kilomètres, tout en périphisant des territoires réels voisins. Or l’expérience nous enseigne que le capital structure l’espace (Karl MARX et Henri LEFEBVRE). Ce constat demeure purement spéculatif et à ce stade la question se pose pourtant toujours : peut-on voir dans la ville l’invisible mouvement de ces flux ? En d’autres termes, l’urbanisme se plie-t-il à cette nouvelle spatialité ?
À chaque mutation dans le domaine des transports, les flux physiques obligent un redimensionnement des voies de communication par des processus d’actualisation de la voirie, d’ouverture de voies à grande vitesse… Mais concernant les flux immatériels, invisibles par nature, leur implication est plus complexe, car elle obéit avant tout à la contraction du temps et n’impose pas la modification d’infrastructures visibles : les autoroutes de l’information, connues de tous, ne sont nullement visibles dans le paysage. Or si les flux sont invisibles, on peut néanmoins s’attacher à desceller leurs conséquences spatiales indirectes. Désorientées par la mobilité de l’investissement, les municipalités — habituellement confrontées à des mouvements à long terme — développent des projets urbains emblématiques pour s’inscrire dans la nouvelle société d’archipels. En intervenant ponctuellement sur la ville, les municipalités fabriquent de l’image urbaine plus que de la forme et elles se vendent sur un marché serré où la rivalité interurbaine fait rage pour attirer le capital international. Les projets urbains sont là pour dire le « génie » de leur ville, pour dessiner son nouveau visage, souriant et volontaire. Ils appartiennent à un marketing urbain plus soucieux d’image que de contenu social. Il semble que l’on puisse lire la procédure très spécifique de projet urbain, généralisée à travers l’Europe, comme la réponse la plus patente dans l’espace de la ville à la mise en réseaux de la société. Quelle grande ville européenne n’a pas ces vingt dernières années réhabilité son centre historique, refondu son quartier de gare ou encore reconverti ses anciens docks ? Fortement différentes dans leur expression plastique, ces transformations de l’espace urbain s’appuient pourtant toujours sur le même discours marketing qui voudrait actualiser l’image de leur ville pour convaincre la terre entière de la vivacité de son présent (lorsqu’il ne s’agit pas tout d’abord d’une thérapie à usage interne pour supprimer un complexe largement répandu dans la population).
Type : recherche urbaine
Objet : analyse de stratégies métropolitaines
Date de réalisation : 2004
Lieu principal de réalisation : Lille, Turin et Glasgow
Commanditaire : Université de Caen
Auteur : Jean Richer
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