1 - introduction
Un certain nombre d'auteurs (HARVEY, CASTELLS, VIRILIO, ...) ont postulé une mutation de la grandeur géographique, en l’espace de vingt ans, sous l'effet combiné et conjoint de la restructuration de l'économie mondiale et du développement des réseaux. Mais y a-t-il eu une réponse à cette mutation dans nos manières de produire l’espace ?
Dans le domaine de la géographie urbaine qui nous intéresse plus spécifiquement, nous nous interrogeons sur la manière contemporaine de « faire la ville ». Trois villes européennes, Lille, Glasgow et Turin, qui ont du développer des politiques urbaines spécifiques pour répondre à un contexte général de désindustrialisation, seront ici comparées pour la période indiquée. Plus précisément, nous étudierons un ou deux projets urbains emblématiques par ville en analysant les projet et les discours qu’ils portent afin d’en comprendre la portée urbaine (tant sur l’image que sur la forme) et leur éventuel rapport avec la mutation géographique postulée.
2 – une attention générale portée à l’espace des flux
Manuel CASTELLS et David HARVEY ont postulé que nous aurions assisté à des changements majeurs, depuis les années soixante-dix, quant à notre expérience quotidienne de l’urbain : d’une part, le mode de production capitaliste industriel a été remplacé par de nouveaux moyens d’accumulation flexibles et, d’autre part, les réseaux délocalisés ont pris le pas sur les grands groupes territoriaux. Dans cette nouvelle société informationnelle, l’espace et le temps se rapportent à une nouvelle configuration (que CASTELLS appelle espace des flux) qui affecte en premier lieu l’économie, où à travers le monde, il s’est produit en quelques décennies des changements structurels spectaculaires. Hors, Les rapports économiques composent les structures fondamentales d’un espace objectif, et toute modification de celles-ci influence considérablement la forme de l’espace géographique en général, de l’espace urbain en particulier.
3 – des projets urbains
Simultanément à cette mutation de la grandeur géographique est apparu la notion de projet urbain comme nouveau mode de production de la ville. Le terme de projet urbain renvoie à des réalités totalement différentes pour les trois cas en fonction des mentalités urbanistiques nationales. Le projet urbain apparaît en Italie comme une notion globale pour la ville, une stratégie. Les projets spécifiques, tels que ceux que nous étudions, s’apparentent alors aux lieux du projet. En France, le projet urbain s’intègre totalement dans le cadre administratif des procédures de Zones d’Aménagement Concerté : il s’agit alors d’un aménagement ponctuel de la ville faisant l’objet de procédures urbaines d’exception. En Angleterre, le terme de projet urbain n’existe pas à notre connaissance. Les réalisations urbaines s’inscrivent dans des programmes d’intervention sur le terrain.
Sur une période de vingt ans, de 1983 à 2003, les villes de Lille, Glasgow et Turin ont développé des politiques urbaines particulières tendant à faire oublier leur passé ouvrier, à valoriser leur identité de ville innovante et à s’inclure positivement dans l’espace des flux. Elles ont procédé toutes trois à d’importantes restructurations urbaines par le biais de projets urbains, et ont mises en place une politique de promotion originale. Nous étudions plus particulièrement la création du quartier d’affaire et de communication Euralille à Lille, la reconversion de l’usine Lingotto en « incubateur » urbain ainsi que la promenade plantée la Spina Centrale à Turin, et la rénovation de Buchanan Street et de la Merchant City à Glasgow.
4 – analyse qualitative
Travaillant sur ces projets urbains, impliquant un nombre restreint d’acteurs, avec pour seul outil la comparaison des projets entre eux, nous choisissons d’emblée la voie de l’analyse qualitative. La difficulté de discerner, dans les données économiques ou sociales, l’impact particulier d’un projet sur l’environnement métropolitain rend exhaustive l’analyse quantitative. De même, une analyse comparative quantitative entre projet serait sans intérêt tant les données (surfaces, programmes, modes d’action, …) sont différentes.
Le point fédérateur des projets urbains étudiés se situe à un niveau idéel, à celui du discours, tout en s’ancrant dans la terre ferme de la ville : ils sont des morceaux de ville construits à partir de discours. L’analyse qualitative s’y appliquera, sous-entendant de fait une double analyse, celle des discours d’une part, et celle des réalisations physiques d’autre part.
5 - mesure
Pour l’ensemble de l’étude, nous distinguons quatre types de mesures différentes :
- La comparaison des contextes « d’énonciation », qui correspondent aux contextes réglementaires nationaux, aux spécificités métropolitaines, aux situations économiques et urbaines (enquête de terrain + bibliographie) ;
- La comparaison des discours, émis par les différents intervenants des projets - édiles, concepteurs, commentateurs, … - (enquête de terrain + bibliographie) ;
- La comparaison des formes de chaque projet, c'est-à-dire leur insertion urbaine, leur morphologie urbaine et leur typologie architecturale – même lorsqu’il s’agit d’aménagement urbain - (enquête de terrain + bibliographie) ;
- Et parallèlement, une enquête bibliographique sur le fait urbain confronté à l’espace des flux, dépassant les trois études de cas tout en les renseignant.
Chaque type de mesure donnera lieu à une typologie spécifique apte à rendre comparable les projets entre eux. L’analyse comparative utilisera trois couples dialectiques :
- D’une part celui des discours autours d’un projet urbain en relation avec l’existence physique du projet après son édification, ou autrement dit, un couple dialectique architecture comme construction matérielle & architecture comme construction du langage. Ce rapport se situe pour nous à un niveau opérationnel ;
- D’autre part, le couple dialectique qui lie l’image urbaine et la forme urbaine. Ce rapport se situe en revanche à un niveau conceptuel ;
- Enfin, l‘existence même du projet urbain face à la condition métropolitaine.
La première de ces relations, et certainement la plus importante, est celle qui lie forme et image urbain. Nous étant attaché à la définition de la forme urbaine telle qu’énoncée par Henri Lefebvre dans « La révolution urbaine » (1970), nous envisageons ici la forme urbaine comme un prisme pur recevant en sont sein tous les contenus de la ville. Cette définition énonce que l’urbain se relie d’un côté à la logique des formes, et de l’autre, à la dialectique des contenus. Elle implique une analyse à large spectre, ou se croiseront, pour les trois cas étudiés, la géométrie des édifices et des espaces publics, leur composition sociale, et la teneur des décisions politiques en matière d’aménagement urbain qui y aboutissent.
Reflet idéel, objet de la mémoire autant que produit du regard, l’image urbaine se produit au même titre que l’espace urbain, mais selon des modalités très différentes. Elle bénéficie du support matériel de l’horizon urbain et des objets qui remplissent la profondeur de champ de l’observateur jusqu’à lui. Le discours, sur et autour de la ville, enrichi cette éducation du regard, modèle l’image urbaine. Entre forme urbaine et image urbaine se trame donc un drame qui met en rapport le contenu multiple de la ville et sa représentation. L’enjeu des projets urbains exposés pour Lille, Glasgow et Turin, réside dans la relation paradoxale entre modification positive de la forme urbaine et constitution de l’image de ces villes.
La seconde relation - architecture comme construction matérielle et architecture comme construction du langage - nous semble indispensable à la compréhension des mécanismes associés aux projets urbains. L’architecture, à l’appui des conceptions de Lefrebvre et de Ricoeur, agit comme d’une rotule conceptuelle qui associe au cadre fini de bâtiments une forme nettement plus large, et dont l’amplitude géographique atteint le cadre métropolitain.En d’autres termes, les propos métropolitains des édiles locales s’incarnent dans l’architecture qui les recueille et les module à l’échelle de l’espace vécu afin de les faire coexister avec les autres objets de la ville.
La coïncidence de l’émergence simultanée du projet urbain et de la prise de conscience métropolitaine pour les grandes villes à dimension internationale (ou qui aimeraient l’être), nécessite une explication sur la relation qu’il existe entre les moyens d’action des aires urbaines et les localisations et dimensions de ce mode spécifique d’action. Dans nos trois cas d’étude, l’action se passe toujours en centre-ville d’une agglomération phare alors que l’aire métropolitaine de celle-ci ne cesse de s’étendre. S’en suit le constat évident que dans un contexte de gouvernance métropolitaine, le projet urbain emblématique s’inscrit non pas comme une couture du vaste territoire métropolitain, mais comme une vitrine qui renforce l’impact symbolique du centre-ville dominant. Ce type de projet intervient donc moins dans l’espace réel que dans l’espace abstrait des perceptions géo-économiques.
6 – applications des mesures aux villes d’étude
Les stratégies développées par les villes de Lille, Glasgow et Turin sont différentes à partir d’un passé industriel comparable. Lorsque Turin entreprend de gommer toute trace d’implantation industrielle en transformant ces vastes emprises spatiales en une vaste promenade paysagée, Glasgow préfère manipuler directement son image urbaine par un marketing urbain forcené, et Lille s’offre un visage futuriste avec le quartier d’Euralille.
L’intervention des trois villes se place à des niveaux différents de la production de la ville. La municipalité de Turin, par le vaste remodelage de son espace urbain du à la Spina Centrale, travaille à proprement parler son espace urbain en modifiant la destination de grandes emprises foncières. La métropole lilloise interprète différemment son projet urbain puisque la manipulation de la forme urbaine du quartier d’Euralille est engagée par une réflexion profonde sur l’identité métropolitaine de la grande ville du nord de la France, et dont la volonté est de produire une nouvelle image s’appliquant à l’ensemble de son territoire. La ville de Glasgow, enfin, a travaillé d’un côté sa forme urbaine par des réhabilitations sélectives et a travaillé d’un autre son image par de nombreuses campagnes de promotion qui trouvent encore aujourd’hui une répercussion avec les nombreux festivals qu’elle abrite. En partant d’une problématique semblable, les trois villes ont donc employé des stratégies bien distinctes aux travers de leurs projets urbains pour répondre au géo-économique contemporain.
Peut-on voir l’invisible ?
Les restructurations économiques — suite à l’adoption de l’économie flexible et d’opportunité — associées à une mise en réseau généralisée — réseaux physiques, immatériels, sociaux — ont des conséquences nombreuses sur les transformations de l’espace alors même que les flux portés par ces réseaux sont de nature invisible.
Au premier rang vient la mobilité des investissements, leur forte amplitude géographique et sectorielle. Inscrits dans des réseaux financiers globaux, ils provoquent la naissance ou la relance d’activités économiques, voire, et c’est souvent le cas, la déshérence d’activités traditionnelles. La tertiarisation galopante et l’abandon des secteurs productifs traditionnels modifient évidemment les affectations foncières et leurs usages dans les centres urbains et leurs périphéries. Mais au-delà, il importe de considérer les flux porteurs des informations de la société du même nom. D’une certaine manière, on observe une contraction de l’espace et du temps (pour reprendre les termes de David HARVEY), où la distance géographique se contracte entre les grandes implantations financières distantes de centaines de kilomètres, tout en périphisant des territoires réels voisins. Or l’expérience nous enseigne que le capital structure l’espace (Karl MARX et Henri LEFEBVRE). Ce constat demeure purement spéculatif et à ce stade la question se pose pourtant toujours : peut-on voir dans la ville l’invisible mouvement de ces flux ? En d’autres termes, l’urbanisme se plie-t-il à cette nouvelle spatialité ?
À chaque mutation dans le domaine des transports, les flux physiques obligent un redimensionnement des voies de communication par des processus d’actualisation de la voirie, d’ouverture de voies à grande vitesse… Mais concernant les flux immatériels, invisibles par nature, leur implication est plus complexe, car elle obéit avant tout à la contraction du temps et n’impose pas la modification d’infrastructures visibles : les autoroutes de l’information, connues de tous, ne sont nullement visibles dans le paysage. Or si les flux sont invisibles, on peut néanmoins s’attacher à desceller leurs conséquences spatiales indirectes. Désorientées par la mobilité de l’investissement, les municipalités — habituellement confrontées à des mouvements à long terme — développent des projets urbains emblématiques pour s’inscrire dans la nouvelle société d’archipels. En intervenant ponctuellement sur la ville, les municipalités fabriquent de l’image urbaine plus que de la forme et elles se vendent sur un marché serré où la rivalité interurbaine fait rage pour attirer le capital international. Les projets urbains sont là pour dire le « génie » de leur ville, pour dessiner son nouveau visage, souriant et volontaire. Ils appartiennent à un marketing urbain plus soucieux d’image que de contenu social. Il semble que l’on puisse lire la procédure très spécifique de projet urbain, généralisée à travers l’Europe, comme la réponse la plus patente dans l’espace de la ville à la mise en réseaux de la société. Quelle grande ville européenne n’a pas ces vingt dernières années réhabilité son centre historique, refondu son quartier de gare ou encore reconverti ses anciens docks ? Fortement différentes dans leur expression plastique, ces transformations de l’espace urbain s’appuient pourtant toujours sur le même discours marketing qui voudrait actualiser l’image de leur ville pour convaincre la terre entière de la vivacité de son présent (lorsqu’il ne s’agit pas tout d’abord d’une thérapie à usage interne pour supprimer un complexe largement répandu dans la population).