La ville selon la géographie
2 Juin 2008
La ville est une entité géographique et démographique, un lieu de pouvoir, le lieu du politique par excellence. Pour la définir, référons-nous tout d’abord à la pensée wébérienne : « (la ville) constitue, en tout cas, un habitat concentré (au moins relativement), “une localité”. Dans les villes (mais pas seulement là), les maisons sont construites très près les unes des autres ; d’ailleurs aujourd’hui, la règle générale est de les bâtir mur contre mur ». De cette définition, nous retenons quatre choses. La ville se caractérise par une localisation et une concentration, par l’expression physique de ses constructions, et par le principe de continuité (absolue si l’on s’en réfère à la règle générale que WEBER cite). Cela correspond en soi à une approche très répandue de la ville, mais qui aujourd’hui, et nous le verrons plus loin, se trouve être remis en cause.
Définissant la ville pour le géographe, on peut en dire « qu’elle correspond à un mode particulier d’occupation du sol ; elles rassemblent en un espace plus ou moins vaste, mais cependant relativement resserré, des groupes d’individus qui y vivent et y produisent ; elle peut être dynamique et prospère ou languissante et dégradée ; elle est le nœud des flux tour à tour centrifuges et centripètes de toute nature ». Reprenant cette idée de localisation, BEAUJEU-GARNIER introduit implicitement le concept de système urbain possédant un milieu interne, des groupes d’individus, et un milieu externe avec lequel le système entretient des relations sous la forme de flux. Cette dialogie interne/externe pose question dans la mesure où il faudrait comprendre leur nature complexe dans le contexte actuel. À grande échelle cette approche traite le site, à petite, elle étudie la situation, observant par le passage de la situation au site la valorisation des relations sociales de la société urbaine.
Les travaux allemands, ceux de CRYSTALLER et LOSCH en tête, sur les lieux centraux, entrepris dans la première moitié du vingtième siècle, eurent un retentissement considérable sur la manière d’appréhender la ville. Les notions d’organisation de l’espace en fonction des niveaux de centralité, et celle de fonctionnement territorial autour de la hiérarchie urbaine, introduirent une orientation territoriale et une distinction claire entre région urbanisée, région urbaine et aire d’influence dans l’appréhension du phénomène urbain. Le premier terme, région urbanisée, définit simplement l’espace couvert par la ville et ses prolongements extrêmes, c’est-à-dire l’agglomération totale, sans distinction administrative. Le second, région urbaine, définit la zone de rapports prioritaires directs et immédiats d’une ville avec sa périphérie. Unité organique dépassant le cadre bâti (qui définit la région urbanisée), elle sous-entend un lien de dépendance économique ou de tutelle administrative, voire un statut de satiété de la demande de service pour les aires dépendantes. Le troisième terme, aire d’influence, définit la zone sur laquelle s’étendent les différentes formes de relation avec un centre urbain important.
« La ville existe concrètement,… elle est l’élément fonctionnel d’un système économique, le cadre d’un pouvoir de décision exercées par une bourgeoisie cohérente, l’unité définie par la “quotidienneté” du marché du travail ». Les fonctions urbaines d’enrichissement, de responsabilité, de création et de transmission s’articulent dans l’espace social par le biais de la localisation du travail. Revenant à la définition de WEBER, où la ville était présentée comme un habitat concentré, donc comme la localisation résidentielle, nous distinguons le rapport entre économie et société dans la ville qui établit la difficile relation entre localisation résidentielle et localisation du travail.
***
Métapolis vs Métacité
2 Juin 2008
Ce titre demande quelques explications. Il fait référence à deux conceptions antagonistes de l’hyperville qui se sont entrechoquées en 1995. « Métapolis » est un terme inventé par François Ascher, professeur à l’institut français d’urbanisme, tenant d’un étalement pacifié de la ville de demain et « métacité », invention du philosophe Paul Virilio, désignant une ville planétaire sans localisation.
Des villes à la ville télétopique
Deux mouvements sont dès à présent observables. Une dilution inaugurée sous l’action de la voiture et du téléphone : l’étalement des villes s’accélère. Le sprawling, terme américain, pour définir l’étalement à perte de vue de l’habitat, relié par des échangeurs autoroutiers. François Ascher introduit alors le concept de métapole : une métapole est l’ensemble des espaces dont tout ou une partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien d’une métropole. Une métapole constitue généralement un seul bassin d’emploi, d’habitat et d’activité. Les espaces qui composent la métapole sont profondément hétérogènes et pas nécessairement contigus.
Second mouvement, la contraction absolue de la communication instantanée, la communication électronique, d’un antipode à l’autre, qui réduit la planète à un rien. Hier, la ville était le lieu du marché, de la foire, de la concentration monétaire. Ensuite, ce fut le lieu de l’emploi, de la mine, de l’usine. Aujourd’hui, ni la finance ni l’économie ne requière plus de proximité. On est peut-être en plein désert et en même temps au cœur de l’hyperville. Il y a donc déterritorialisation. Ce qui faisait le lien, avec la terre, puis avec l’usine, avec le bureau, est en train de disparaître. On entre dans une civilisation issue «  d’un autre principe que celui de la localisation » selon l’expression de Thierry Gaudin, de la mission prospective 2100.
Les nouvelles technologies affectent déjà tout ce qui constitue la ville, brouillant les frontières entre maison et bureaux : administration, banque, bibliothèque, poste,… magasins du fait des services en ligne. La livraison à domicile s’annonce déjà comme un grand enjeu de voirie, considère les municipalités.
Postmodernité
2 Juin 2008
David HARVEY, dans « The condition of postmodernity », en suivant une analyse marxiste, postule que nous aurions assisté à des changements majeurs, depuis les années soixante-dix, quant à notre expérience quotidienne de l’urbain. Deux causes à cela : d’une part, le mode de production capitaliste industrielle a été remplacé par de nouveaux moyens d’accumulation flexibles et, d’autre part, les réseaux délocalisés ont pris le pas sur les grands groupes territoriaux. Alors que la modernité correspondait à la société industrielle, la postmodernité coïnciderait avec une société informationnelle dans laquelle l’espace et le temps se rapportent à une nouvelle configuration. L’introduction de nouvelles technologies, dans une foule de domaines allant des transports aux communications, a stimulé de nouveaux rapports à l’espace et au temps. En participant à la redéfinition de notre conception des durées et des distances, ces nouvelles technologies ont suscité de nouvelles représentations mentales : la vitesse, la simultanéité, l’instantanéité se sont ajoutées aux dimensions spatiales traditionnelles. Ces modifications de la perception de la grandeur spatiale ont contribué à revoir la notion de temporalité, enchaînée désormais à la quête incessante de la rapidité. Ce propos repose sur l’idée que le mode de production capitaliste, et les systèmes institutionnels qui lui sont subordonnés sont orientés vers une recherche permanente d’appropriation du temps, et de l’espace. Ce propos se fait le prolongement de la pensée de Henri LEFEBVRE.
La condition postmoderne qui en résulte s’inscrit néanmoins dans des vagues successives de compression du temps et de l’espace, provoquées par les tendances à l’accumulation du capital. La conséquence ultime du phénomène se lit dans l’uniformisation de l’espace : c’est par le biais de la conquête du temps et des distances que se produit cette homogénéisation de l’espace. L’espace-temps, dès que l’on cesse de le définir par la rationalité  industrielle — par son projet d’homogénéité — apparaît comme différentiel, chaque lieu et chaque moment n’ayant d’existence que dans un ensemble, par les contrastes et oppositions qui le relient aux autres lieux et moments en le distinguant prévenait déjà LEFEBVRE.
En acceptant l’idée que le contrôle de l’espace associé au mode de production capitaliste conduit au contrôle social de l’espace vécu quotidien, HARVEY en cerne les conséquences pour la ville. Une tension perpétuelle sévit entre l’appropriation libre de l’espace à des fins individuelles et sociales et la domination de l’espace par la domination de la propriété privée et de l’état : en s’infiltrant dans la vie quotidienne, le capitalisme tend à marginaliser les espaces et les acteurs qui lui sont étrangers. La ville postmoderne tend à devenir une simple marchandise en fonction de l’accumulation du capital du fait du rapprochement entre les systèmes politico-institutionnels de production et les systèmes culturels de consommation. La marchandisation de la ville passe par un renversement ontologique de l’ordre urbain : dorénavant, l’esthétique prédomine sur l’éthique et désormais, dans l’organisation du capitalisme avancé, l’émergence des formes culturelles et les nouveaux modes d’accumulation flexibles, s’articule au cycle de la compression de l’espace-temps.
***
Tours suite sans fin
3 Décembre 2008
Le débat sur les tours n’en finit pas. Il est vrai que les objets architecturaux excitent toujours les concepteurs et attisent l’appétit des investisseurs par leur simplicité conceptuelle. Pour tout dire, le débat sur les tours possède un relent de modernisme mal digéré.
Le débat semble vouloir se concentrer sur l’économie spatiale comme réponse à l’étalement urbain et à la nécessité de rééquilibrer l’aménagement de notre territoire. On y parle aussi de concentration d’activité et de mixité sociale. L’ensemble de ces termes appartient au vocabulaire de la géographie et plus précisément à celui de la gestion du capital spatial : avec nos préoccupations environnementales, l’espace nous est devenu cher (dans les deux sens du terme).
À la place d’un débat restreint sur une forme spécifique d’occupation de l’espace urbain, qui au passage éclipse les autres, il serait plus intéressant de réfléchir collectivement à notre gestion du capital spatial que représente la ville. Il ne faut pas oublier que l’hyperville mondialisée actuelle est le lieu par excellence de la ségrégation sociospatiale. Les tours n’y changeront rien, ou plutôt aggraveront le phénomène comme le montre le remplissage des tours asiatiques.
Il me semblerait plus intéressant de réétudier nos modes de consommation de l’espace en ville et d’imaginer des formes qui démultiplient les usages. La ville pliée, où entrent en relation le dessus, le sol et le dessous optimise l’usage du capital spatial. Les projets de topographies stratifiées tel que celui proposé par Rem KHOOLAAS pour les Halles, sont un bon début. Revenons à un travail sur l’ilôt, avec ou sans tour, qui interpénétrerait les usages et les réseaux. Nous aurions là un véritable propos environnemental sur l’habitat au sens élargi, celui de nos milieux de vie.
Il faut repenser avant tout nos managements de projet pour intégrer dès la faisabilité le montage des opérations entre partenaires publics et privés en tenant compte des usages multiples et des possibilités immenses que nous donne la combinaison des programmes et des formes.
Destandardisation
Les processus de destandardisation des modes de vie font que les rapports des individus entre eux et leur rapport à l’espace s’avèrent à la fois plus segmentés, plus discontinus, et plus sélectivement connectés. Ces désynchronisations des rythmes sociaux et des genres de vie, que Edith Heurgon analyse finement dans son ouvrage « Nouveaux rythmes urbains, quels transports », se répercutent directement sur les stratégies individuelles de mobilité dans les transports en commun et plus généralement sur l’usage de la ville.
A la lecture du livre « condition of Postmodernity » de David Harvey sur la condition postmoderne de nos sociétés, certaines considérations éclairent particulièrement notre étude. La vision classique des réseaux de transport consiste à opposer la géographie réticulaire et l’insertion des points de réseaux dans un rapport d’échelle. Or pour la géographie contemporaine portée par Harvey, les conditions d’échelle sont remplacées par celles de champs de possible, en prenant l’exemple du changement économique de ces dernières décennies où l’économie de « niches », de cibles potentielles, s’est substituée à l’économie de masse, basée sur la production quantitative. La remise en cause de la notion d’échelle en tant que rapport de taille, ou de distance, laisse supposée  pour l’espace urbain à la suppression des rapports de contiguïté au profit de champs d’influence, plus ou moins attractifs qui polarisent l’environnement.
***
Succession
Nous avons choisi de devenir architectes, car c’est un métier où se rencontrent des personnes et des situations toujours différentes. La rencontre des personnes et des situations provoque des évènements que nous pouvons infléchir en proposant des supports physiques à cette vie sociale. Bien entendu, ce métier ne consiste pas uniquement à concevoir et suivre la construction de bâtiment. La pensée moderne accorde à chaque discipline une échelle d’intervention. Le design s’occupe de l’objet, l’architecture du bâtiment, l’urbaniste de la ville et le géographe de la région. Il paraîtrait inconcevable de confier la région au designer ou l’objet au géographe. Nous avons a réinterroger l’emboîtement des échelles et l’emboîtement des disciplines. Pour comprendre cela, il faut décrire notre monde.
Les Romains ont simplement théorisé la ville par trois mots qui impliquent une succession d’actions : tracer, lotir, bâtir. La trame viaire, c’est à dire l’ensemble des voies et des rues d’une ville, appartient à l’ordre du traçage ainsi qu’à celui du trajet. Une voie, une route ou une rue, si on y réfléchit bien, est une spécialisation de l’espace pour un usage collectif ; celui du passage ou de la desserte des parcelles individuelles. Dans sa gestion et son usage, la rue appartient au collectif et s’est octroyé le terme juridique de domaine public. Le reste de l’étendue géographique se découpe en parcelles foncières auxquelles est attachée la propriété. La destination de ces parcelles va de la culture quand il s’agit de champs à la construction d’immeuble en ville par exemple. La propriété foncière est liée à la transmission par l’héritage, ce qui revient à dire que la propriété fige l’espace dans le temps.
Si on s’extrait de la vision médiévale de la ville comme enceinte protectrice envers les agressions extérieures, ce qui n’est plus trop notre préoccupation en Europe, on peut avancer que le lien majeur entre l’institution « ville » et la propriété du sol passe par la fiscalité. Les impôts locaux et fonciers qui permettent à la collectivité d’entreprendre des actions sur un territoire donné portent sur cette spécialisation particulière du sol qu’est la propriété foncière. On remarquera au passage que la taxe d’habitation ne porte pas sur l’immeuble, mais sur le fait d’habiter un lieu. On pourrait même dire que la ville s’impose à une topographie spécifique, celles des propriétés, sur lesquelles elle impose des devoirs liés à la fiscalité en contrepartie de quoi elle entretient la desserte de ces parcelles et offre des services collectifs.
Cela a le mérite de relativiser la ville comme agglomération de constructions. Si on en revient à la première idée, celle des situations de vie, on pourrait dire que ce qui forme la ville c’est la densité et l’accumulation des évènements qui s’y déroulent. En d’autres termes, la ville contemporaine n’a pas besoin de bâtiments pour exister, mais plus surement d’une topographie active suscitant un paysage d’évènements.
Lorsque nous sommes en ville, le sol porte des immeubles qui sont des construits dont la valeur et le sens varient en fonction des époques. Ces construits spécialisent l’espace en établissant des relations dedans/dehors, chaud/froid, caché/dévoilé… Qui instaurent la possibilité de l’intimité parmi la multitude de gens qui résident ensemble. Le bâti appartient donc au vivre ensemble. L’art classique de la façade relève du langage pour exprimer une position sociale. Mais au-delà, l’architecture implique une syntaxe de l’espace bien plus riche oú la spécialisation des lieux se lit en séquence de perception : il faut passer d’un lieu à l’autre pour posséder l’expérience de l’ensemble et en apprécier chaque station.
Cette appréciation de l’espace par l’enchaînement s’étend aussi à l’espace urbain. Lors d’un trajet en voiture ou en train, notre expérience brasse plusieurs échelles. Passer de la rue à un intérieur aussi. Les exemples sont nombreux qui montrent la fusion des échelles. Bien sûr tout cela nécessiterait une longue démonstration, mais il importe surtout de retenir la relativité des échelles d’intervention. Quelles que soient nos formations initiales, nos domaines d’intervention sont ouverts et interrogent toujours la fusion des échelles.
Lorsqu’on parle de succession d’évènements et de perceptions, on introduit la dimension temporelle dans la problématique spatiale. On opère même un renversement de la rétine où la matière semble devenir du temps solidifié. Ce changement dans l’approche des situations construites ouvre la voie à des expériences importantes sur l’échelle et la versatilité de nos interventions d’aménageurs de l’espace : nous entrons dans le domaine exigeant de l’aménagement physique du temps.
***
La ville emballée
Retour au début