Le film américain White Zombie de 1932 est la première exploration cinématographique du mythe du zombie — il a été suivi par d’autres, comme I Walked With a Zombie en 1943 (Crédit : United Artists). Source : https://www.bbc.com/culture/article/20150828-where-do-zombies-come-from​​​​​​​

Après avoir beaucoup écouté des personnes parler d’urbanisme, surtout des élu. e. s, des professionnel.les de l’aménagement de l’espace(puisque c’est leur nom), et des technicien.ne. s (puisqu’il semblerait que la ville se fabrique par la technique), j’en conclut que notre milieu de vie se construit à partir de discours répétés comme des mantras et qui peu à peu prennent une existence réelle — enrobé, tuyaux, terre, arbres plantés, béton, verre — tout pour bâtir un cadre matériel tangible. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’entendre entre les mots — comme on dit entre les lignes — une esthétique de la disparition au travers des motifs récurrents que sont le fantôme, le zombie et la licorne. Ce bestiaire symbolique hante nos paroles jusqu’à nous hanter nous-mêmes et il faut s’en défaire avec une quatrième figure qui est l’esprit. Bienvenue donc dans le spiritisme urbain ou bientôt les exorcistes remplaceront paysagistes, urbanistes et architectes.

Ichikawa Yonezō as the Ghost of Oiwa, Enjaku, 1865, souce : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/76582

Commençons par le fantôme. Le membre urbain fantôme, comme on parle de membre fantôme en psychologie, hante nos existences. Là où quelque chose à disparu, tel que les châteaux détruits par diverses guerres, domaines religieux lors de la Révolution française, les enceintes fortifiées à la fin du XIXe siècle, bref, tous ces éléments qui structurent leur environnement, et qui une fois détruit, nous hantent littéralement. Combien de discours entendus sur d’improbables liaisons entre quartiers là ou l’enceinte fortifiée passait, combien de volonté de suture urbaine là où le mur du château depuis longtemps disparu continu pourtant à tenir une limite physique. L’espace que nous arpentons semble peuplé de fantômes — spectre, revenant, esprit frappeur, ectoplasme, périsprit — qui, inconsciemment, nous hantent. Comme tout bon spectre, ils hurlent à nos oreilles la douleur de la perte qui les tourmente et ainsi s’invitent à la table de discussion et y prennent une place démesurée par leurs lamentations.

Vaudou, Haïti, source : https://www.bbc.com/culture/article/20150828-where-do-zombies-come-from


Vient ensuite le zombie. Comme dans les mauvais films d’horreur, le zombie ne se déplace qu’en harde effrayante. Emprunt du créole français des Antilles zonbi, mort sous l’emprise d’un sorcier, le zombie avance sans savoir qu’il est mort. Combien d’idées, d’organisation ou de politiques publiques sont des zombies ? La réponse est une harde. Le zombie urbain va de la zone d’activité en périphérie de ville au mythe du progrès économique (ces deux exemples étant liés) en passant par le stationnement automobile, ainsi qu’à tout un tas d’administration gravitant autour du projet urbain. Les zombies nous effraient parce qu’ils sont nombreux et terrifiants. Ils sont morts, mais continuent inexorablement à nous assaillir. Dans la planification urbaine, on ouvre toujours plus de terrains constructibles à l’heure de la lutte contre l’artificialisation des sols. Les exemples sont si légion qu’il n’est pas nécessaire ici de les citer. En revanche, la horde de zombies nous fait peur puisqu’il semble impossible de lui échapper et nous nous résignons à être dévorés. Alors nous acceptons la création ici d’une nouvelle zone d’activité, bien qu’elle sente la putréfaction avant même sa réalisation et malgré le maquillage proposé. Le zombie est indissociable du maquillage, un relent hollywoodien que voulez vous : « Oui, mais la zone d’activité sera paysagée avec un traitement des eaux pluviales naturalisé… » Dans la mythologie urbaine, non seulement les zombies sont partout, mais en plus, font l’objet d’un cosmétique spécifique qui ne retire en rien l’effroi profond qu’ils provoquent.

The Unicorn Rests in a Garden (from the Unicorn Tapestries), 1495–1505, source : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/467642

Aux côtés de ces chers disparus que sont le fantôme et le zombie vient une autre disparition qu’est la licorne. D’un emprunt à l’italien ancien alicorno, la licorne désigne un animal mythique, mais aussi un échec de la pensée puisque jamais réalisée. Une licorne urbaine est cette merveilleuse idée à laquelle tout le monde adhère, ou presque, mais qui ne se réalisera absolument jamais. La licorne urbaine, à l’instar de son double mythique, porte un symbole de pureté et de vertu absolues. De fait, elle est un peu un fantôme à l’envers, car elle hante l’avenir empêchant le présent de se réaliser. Parmi les licornes actuelles, on peut citer en vrac les fermes urbaines, la mixité urbaine, le développement durable, et beaucoup d’autres objectifs vertueux. Flaubert avait écrit dans la Tentation de saint Antoine (1874) « Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins ! ». Il nous arrive donc de monter sur de bien malingres dauphins en voulant chevaucher des licornes, et tout à notre rêve, imaginant avoir attrapé l’animal fabuleux par une pauvre serre agricole juchée en haut d’un immeuble.
Nous courons après les licornes, fuyons les zombies et sommes tourmentés par les fantômes. Voilà l’esthétique de la disparition du discours urbain contemporain récurrent. Est-ce une fatalité ? Le fantôme nous hante parce que nous en refusons l’existence même. D’où le recours indispensable à l’histoire pour connaître ce qui habitait avant les lieux précédemment, car, sans ce recul nécessaire, le fantôme, bien qu’invisible, hante les consciences. Le zombie nous effraie, car nous le fuyons au lieu de l’apprivoiser même si la perspective de se lier d’amitié avec un mort-vivant rebute. La licorne n’est-elle pas faite pour continuer de galoper librement loin devant nous ?

Masque kiiappaat, Musée du quai Branly, source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Masque_kiiappaat,_1,_Mus%C3%A9e_du_quai_Branly.jpg

Calmer la douleur du fantôme et la haine du zombie ne permettrait-il pas de libérer leur esprit ? Or, l’esprit des lieux, devenu bénéfique, serait le meilleurs guides de nos actions.
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