Le professeur d’architecture Sharon Rotbard avait choisi ce thème — un été dystopique — pour animer à Tel Aviv un séminaire avec des étudiants indiens. Pour l’occasion, Jac Fol, professeur émérite avait rédigé un tract du musée de l’accident :
La chance de disputer du faillibilisme et de la malchance dystopique et de ses succès architecturaux comparables, chez étudiants, confrères et collègues, à ceux de l’hétérotopie (MF) actuellement concurrencée par le commun (…, N-H, D-L) et la résilience (dont article ci-après quant à sa rhétorique internationale).
Le sociologue Thierry Paquot en a dit :
Dans mes essais sur les utopies, je présente la notion de « dystopie » utilisée à la fin du XVIIIe siècle par un poète anglais qui n’en explicite pas le sens, c’est John Stuart Mill, qui va populariser le terme sans aucun lien avec les utopies. Récemment est paru : Dystopia. A Natural History, Oxford, Oxford University Press, Gregory Claeys (2017), qui traite des régimes dictatoriaux (Italie fasciste, Allemagne nazie, URSS stalinienne, Chine maoïste, etc.) comme dystopiques…
Voici le texte que Thierry Paquot avait écrit dans Socialter à ce sujet.
UTOPIE ET DYSTOPIE, SŒURS ENNEMIES ?
Le mot « utopie » a été inventé par Thomas More avec la complicité d’Érasme, qui se trouve à l’origine du texte rédigé par l’avocat lon- donien et publié en 1516. Dès son origine, le projetestdouble. Dans L’Utopie, Thomas More consacre un premier « livre » à la dénonciation des iniquités de son temps et un second « livre » à une véritable visite guidée d’une république égalitaire. C’est surtout celui-ci que la postérité a retenu. Les Utopiens, résidents d’une île imaginaire, habitent en ville dans des maisons agréables, aux fenêtres vitrées et aux pièces chauffées par une cheminée, avec un jardin fleuri. Ils travaillent aux champs voi- sins six heures par jour et, le reste du temps, se cultivent selon leurs goûts. Le culte est libre (mais il faut croire en un dieu) et le divorce accordéencasd’incompatibilitéentrelesconjoints. Encasdeguerre, on emploie des mercenaires afin d’éviter de conduire à la mort des Uto- piens… « Ils appellent volupté, précise Raphaël Hythlodée, qui a découvert l’île, tout état ou tout mouvement de l’âme et du corps, dans lesquels l’homme éprouve une délectation naturelle. » Nul n’est abandonné à son sort, les vieilles personnes et les malades sontpris encharge parla communauté. Chacun consomme ce qu’il veut et se sert dans les magasins et des res- taurants du quartier. De même, chaque Utopien déménage tous les dix ans et obtient par tirage au sort sa nouvelle maison, cela afin d’éviter tout sentiment de propriété privée. Les portes n’ont pas de serrure…
Cette société vertueuse n’est alors pas un rêve pour le futur, mais un présent ailleurs. Le néologisme d’utopie combine le ou privatif à topos (« lieu »), « nulle part » donc, mais l’auteur laisse entendre que ce peut être aussi eu (« bon ») associé à topos, soit le « lieu du bonheur ». Le vocabulaire va progressivement s’enrichir. D’abord du verbe « utopi- ser », que Denis Diderot utilise pour signifier que tel auteur se perd dans des chimères, puis du nom commun d’« utopien », que Mirabeau associe à « charlatan », tandis que Camille Desmoulins le considère lui comme une personne « estimable » lorsqu’il appelle à une Constitu- tion utopienne en 1794. C’est Charles Fourier qui invente le mot d’« utopiste » en 1818. On lui doit aussi le qualificatif de « féministe », lui qui n’imaginait l’émancipation des femmes qu’avec celle des hommes ! Après lui, les utopistes et utopiens ne vont plus élaborer des programmes politiques ou rédiger des récits dont l’action se déroule- rait dans un endroit protégé où il ferait bon vivre, un négatif de la société dominante, mais expérimenter une autre manière de vivre, l’utopie pratiquée, souvent dans des petites communautés rurales. L’Amérique en verra s’installer de nombreuses, s’inspirant de Charles Fourier, Étienne Cabet, Robert Owen ou de l’anarchie, qui dureront plus ou moins longtemps et seront pour chaque utopien une expé- rience inoubliable bien que souvent difficile.
Mais l’utopie va aussi générer son contraire. Le mot dystopia est repéré en anglais en 1747 pour définir un « pays malheureux », sans être lié à l’utopie, dont il serait le contraire. En 1868, John Stuart Mill le mentionne à nouveau dans un discours au Parlement pour dénon- cer les cruels agissements britanniques en Irlande. Là aussi, nous sommes loin de l’utopie… C’est avec la mise en place de régimes communistes que l’anti-utopie, aussi appelée contre-utopie, fait son entrée. Là encore le vocabulaire va se diversifier. George Woodcock, anarchiste et ami de George Orwell, analyse en 1956 « l’utopie néga- tive », puis par la suite, Arthur O. Lewis parle en 1961 d’« anti-uto- pie ». Peu après, ces deux notions vont devenir synonymes de
« dystopie », mot qui désigne dorénavant un genre dont les exemples emblématiques sont Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 d’Orwell. À partir des années 1970, la dystopie s’impose comme une utopie négative, c’est-à-dire ratée et despotique, malgré ses éven- tuelles bonnes intentions de départ. Dans cette utopie qui devient dystopie, le pouvoir tyrannique s’impose à chacun et le contrôle ne vise pas seulement ses faits et gestes, mais aussi sa pensée et ses sen- timents… Le cinéma de science-fiction s’en empare et la dystopie se met à encombrer les écrans. Sur une planète entièrement cartogra- phiée, où il n’y a plus d’ailleurs, et face à l’échec des expériences communistes qui ont basculé dans le meurtre de masse, l’utopie peine à exister. Mais ce désir de changer le monde ressurgit partout, prend le visage coloré de multiples expérimentations sociales, d’ha- bitats autogérés, d’AMAP, de SCOP, de ressourceries… Cette fois, les nouvelles utopies ne seront pas globales, mais locales, provisoires, généreuses, écologiques… Et l’autonomie qu’elles cultivent sera la meilleure garantie contre la dystopie.
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