Sean Cubitt
Théoricien des médias australien
Théoricien des médias australien
Initialement publié le 10 février 2020
Traduction de l’anglais par Jean Richer
Le théoricien des médias australien Sean Cubitt replace l’oeuvre de Paul Virilio dans la théorie contemporaine - en interrogeant « Défense populaire et luttes écologiques » (1978) et « L’université du désastre » (2009) - pour en tirer la dimension holistique.
Paul Virilio est parfois considéré comme un déterministe technologique (entre autres par Kellner, 1999) alors qu’il devrait plutôt être compris comme un déterministe épistémologique. Cette tendance épistémo-critique a toujours été présente dans ses écrits et ses derniers livres sont particulièrement explicites à ce sujet. Il écrit dès 1978« [qu’] il ne suffit plus d’être rapidement informé sur son milieu, il faudra aussi l’informer »(1). Trente ans plus tard, il reposait la question : « le LOGICISME (2) est-il en passe de devenir l’industrie lourde de l’âge numérique ? », une technique « qui consiste à faire prévaloir la logique du raisonnement sur les aspects psychologiques des phénomènes étudiés » (3). Dans cet article, je voudrais mettre en lumière le développement de la pensée écologique de Paul Virilio depuis Défense populaire et luttes écologiques jusqu’à L’université du désastre pour montrer comment les concepts prémonitoires qu’il développe ont pu s’approfondir et élargir leur champ d’action entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle.
L’idée de l’accident intégral est au cœur des derniers livres de Paul Virilio. Il est probable que le terme même doive quelque chose au commentaire de Guy Debord de 1988 (1990) sur la société du spectacle : ce qu’il avait précédemment qualifié de triomphe des apparences, différemment exprimé dans le socialisme bureaucratique et le capitalisme consumériste des années 1960, était maintenant intégré dans un régime unique : le spectacle intégral (le « spectaculaire concentré », thèse 64). Ce régime unique aurait, entre autres, « apporté le secret de la victoire » (Debord, 1990 : 79) bien qu’aujourd’hui le secret n’en soit plus en puisqu’il est exposé partout, comme dans la description d’Hollywood faite par Bordwell, Staiger et Thompson (1985), celle d’un « cinéma excessivement évident » désormais soumis aux machinations de spin-doctors et autres fermes à robots que personne ne prend plus la peine de cacher. Mais Paul Virilio porte un autre regard sur cette notion d’intégralité. De prime abord, Guy Debord considère la totalité comme un ennemi et Paul Virilio le suit en considérant la pensée totalisante comme toujours suspecte. Mais là où Guy Debord déplore la perte d’un terrain à partir duquel une attaque critique peut être entreprise, Paul Virilio penche pour sa part vers une pensée critique qui est elle-même totalisante. Pour lui, les accidents ostensiblement discrets - l’invention des techniques de transport coïncide avec leurs accidents spécifiques (accident de train ou de voiture) (1991), la bombe atomique (1997), la bombe informatique (2000), la bombe génétique (2002) - deviennent, au fil de ses derniers écrits, les parties d’une seule et même catastrophe. Cette intégralité propre à Paul Virilio en fait un auteur important dans les études actuelles sur les relations entre les médias et les autres aspects de notre condition humaine que sont notre environnement, le bien-être social, la politique et l’économie.
« Gouverner, c’est plus que jamais pré-voir, c’est-à-dire aller plus vite, voir avant » (4). Entre 1978 où ces mots ont été écrits pour la première fois et 2019 où j’écris, le processus n’a fait que s’accélérer. La première partie de L’université du désastre était consacrée à la modélisation numérique et la gestion des catastrophes, auxquelles pourraient s’ajouter la vitesse en milliseconde des flux financiers contemporains, bien en deçà du seuil de perception humaine. Le logicisme des systèmes numériques, capables de milliards d’opérations par seconde, leur permet de prévoir des scénarios de catastrophe nucléaire ou climatique, d’effondrement économique ou de guerre civile. Cette prévisibilité les dépouille paradoxalement d’une temporalité qui pourrait justement les éviter. Elle en fait des produits d’une logique managériale qui, par leur vitesse pure, dissolvent l’espace entre le diagnostic et sa réalisation. La position épistémologique qui sous-tend le logicisme et son ascension au statut de technologie gouvernante n’est pas, pour Paul Virilio, un symptôme du pouvoir mais bien sa source même.
En un sens, Virilio voit le logicisme comme un déni et la destruction de la phénoménologie : la fin de la perception humaine comme fondement de l’Être au monde. La mondialisation, et son extension que sont l’astronomie et la recherche d’exoplanètes habitables, introduisent une opposition entre les aspirations techniques et intellectuelles de l’humanité, et le monde que nous habitions jusqu’à présent où la réalité naissait de notre rapport sensible aux choses. Dans un autre sens, son analyse le conduit inexorablement vers le sentiment de l’interconnexion de toute chose - le pouvoir, la richesse, la connaissance et les sensations - où la seule réponse possible serait holistique.
Ce constat place la théorie contemporaine dans un dilemme car depuis le postmodernisme de Jean-François Lyotard (1970), un système total d’idées (Hegel par exemple) est nécessairement perçu comme un système totalitaire. La polémique de T.J. Demos contre l’Anthropocène (sur le blog de Media Theory en 2017) en est un bon exemple. Les féministes, les queers, les penseurs postcoloniaux et décoloniaux nous ont fait comprendre que l’universalisme des Lumières était fondé sur l’exclusion, centré sur un patriarcat racial et de classe. Toute tentative de synthèses qui rassembleraient les luttes contre le patriarcat, le colonialisme, les inégalités et l’injustice dans un seul mode de pensée ferait peur. Le défi de la pensée écologique - telle qu’elle se développe dans et au-delà de l’œuvre de Virilio - porte bien sur l’importance de l’interdépendance. Les écocritiques noire (Yusoff, 2018), féministe (Shiva, 2007) et post-développement (Nixon, 2011) nous avertissent de ne pas tomber dans des solutions monolithiques pour faire face à des défis communs comme le changement climatique ou l’acidification des océans. Parallèlement, des politiciens populistes comme Bolsonaro au Brésil et Widodo en Indonésie exigent que l’intérêt national des pauvres prime sur toute tentative colonialiste d’interdire la culture sur brûlis. Paul Virilio a fait valoir que l’écologie contemporaine n’était pas verte mais grise, la Grey goo (5) des nanotechnologies (Drexler, 1986). Décidés que nous sommes à déployer toutes les techniques disponibles (une autre pensée de Guy Debord) à la poursuite fanatique du progrès - du regroupement des surprimes en passant par des fusées à destination de Mars - sans faire attention à leurs conséquences (Virilio, 2010b). Mais il convient de préciser que Virilio reste le prophète d’un monde riche où le capitalisme s’entend toujours plus pour exercer un contrôle total. Les 16 milliards d’appareils connectés à l’Internet des objets - qui devraient dépasser le nombre d’humains connectés au réseau au cours des prochaines années - indiquent à quel point nous devenons tous redondants, réductibles à des générateurs de nombres aléatoires, dirigés par un timonier cybernétique qui n’a plus rien d’humain. Il n’est pas nécessaire d’être persuadé d’une apocalypse imminente (ou immanente) pour comprendre que s’autoriser à penser globalement (tout en agissant localement) est une question politique aussi bien qu’éthique et esthétique.
Paul Virilio doit être considéré comme un penseur éthique qui a particulièrement mis en lumière la crise du local. Comme dans la plupart de ses derniers livres, L’université du désastre rebondit de sujet en sujet, de Google Earth aux implants RFID en passant par les logiciels de sport et le maquillage irisant, dérivant de chacun un flux de concepts allant de la perte de l’horizon phénoménologique à la métascience automatisée qui contrôle les trajectoires plus que les objets, ou encore à la prédominance de l’énergie du visible. Ces extrapolations, comme les anecdotes sur lesquelles elles s’appuient, ne se rejoignent pas mais s’accumulent dans l’énumération du monde distrait et dispersé qu’il décrit. Paul Virilio est capable de tirer de ces fragments des énoncés d’une puissance analytique considérable : « l’omniprésente modélisation des comportements succédant à la mondialisation, le principe de précaution laissera place non plus comme jadis à la défense passive, mais à cette sécurité passive d’une anticipation probabiliste » (6). Pour lui, la prédiction statistique du comportement des individus est une fonction critique du capitalisme informationnel. Le développement de l’intelligence artificielle dépend de la collecte de ces comportements imprévisibles et de leur intégration dans des modèles probabilistes - nous l’avons vu à la fois narrée et mise en œuvre dans l’épisode interactif de Black Mirror : Bandersnatch sur Netflix en 2018 qui, tout en nous mettant en garde contre la collecte de données, recueillait ces mêmes données à partir des interactions qu’il engageait avec les téléspectateurs (Mitra et al, 2019). Virilio a peut-être tort quand il soutient que la modélisation des comportements a succédé à la domination de l’économie : il est plus probable qu’elle soit le prolongement de la gestion de crise qui a suivi la crise pétrolière de 1973 et l’excroissance naturelle du contrecoup néolibéral des années 1980. De même, Virilio est dans l’excès lorsqu’il décrit l’omniprésence ces systèmes : la majorité de la population mondiale n’intéresse pas beaucoup les analystes de données - humains ou automates - sauf lorsqu’il s’agit de surveiller et modéliser les mouvements de cette majorité marginalisée face aux crises potentielles du changement climatique, de la guerre ou de l’association des deux. Le monde surdéveloppé a quitté l’économie biopolitique, celle de la gestion des corps, pour entrer dans celle de l’énumération et de la prédiction des comportements. Cette distinction dans l’appréciation des vies et des économies indique une grande aporie de sa pensée.
Au début de L’université du désastre, Paul Virilio cite un axiome d’Aristote : « l’achèvement est une limite » (7). Comme souvent, les interprétations de la philosophie d’Aristote divergent. Achèvement traduit le telos du philosophe, souvent compris comme objectif, mais aussi considéré comme signifiant une fin, quelles qu’en soient les intentions ou les finalités. Pour Aristote, l’illimité est au-delà de la compréhension. Donc une limite est une qualité indispensable à tout ce qui doit être compris. Le souci écologique de Paul Virilio n’est donc pas que le système écologique soit incompréhensible (le mystère était pour lui un acte de foi car il était très catholique). C’est plutôt que l’analyse probabiliste des micro-comportements, humains et environnementaux, n’a pas de limites et excède ou échappe dès lors à la compréhension humaine, même avec cette ignorance apprise de l’un de ses héros, Nicolas de Cusa, pour qui connaître les limites de la connaissance nous assure à la fois ce qui peut être connu et le respect de ce qui se trouve au-delà. Le caractère sans limite de l’expérience médiatique élimine l’horizon du hic et nunc (Virilio, 2010a : 93) et, ce faisant, interdit notre participation à la plénitude du monde pour lui-même, et son achèvement en tant que création de Dieu. Ici, la théorie des médias de Paul Virilio prend tout son sens. Jean-Luc Godard ne s’était pas trompé lorsqu’il décrivait le cinéma comme « la vérité 24 fois par seconde » sauf qu’il cherchait au mauvais endroit. Le réel reste impossible à saisir car il est au-delà du symbolique (ou de l’imaginaire). Tout se produit exactement comme l’avait prédit Jacques Lacan : dans les microsecondes entre les images, là où Paul Virilio espionne la picnolepsie, lorsque le sujet est absent, c’est alors le réel peut entrer. Le film et la vidéo sont des médias privilégiés non par leur capacité d’indexation mais par leur lacune constitutive qui permet au mouvement d’apparaître.
Encore une fois, nous devrions lire Paul Virilio au-delà de ses engagements épistémologiques, éthiques, théologiques et médialogiques, en tant que journaliste, traçant les symptômes d’un malaise généralisé, d’une aliénation (un mot qu’il n’utilise que rarement, voire jamais) et d’une désorientation qui atteint de plus en plus les individus et le cours du monde soumis à la médiation technologique. La profusion des images lors de la dernière crise financière a pu faire naître le sentiment de dériver sur une mer d’informations, de rêver d’en prendre le contrôle, ou qu’il existe quelque part un contrôleur capable d’en modifier le cours. Cela fait induit une impression partagée par beaucoup que les chiffres ne sont pas seulement des descriptions du monde mais sa réalité (Cubitt, 2020). La paranoïa décrite par Paul Virilio n’est pas un simple état d’esprit mais l’accident intégral lui-même. Le monde et ses habitants s’évanouissent dans leur dénombrement et les algorithmes qui les rassemblent.
Un environnement environnant se définit par l’exclusion de ce qui l’entoure. Les ontologues radicaux - que ce soient les réalistes spéculatifs (Harman, 2005), les épistémologues féministes (Barad, 2007) ou les néo-Whiteheadiens (8) (Hansen, 2015), - s’accordent à dire, malgré leurs désaccords, que nous sommes totalement intégrés à nos environnements. C’est à bien des égards une projection utopique qui pourrait être mieux décrite comme une eschatologie que comme une ontologie. Or, pour Paul Virilio, l’intrication des hommes dans leurs milieux est horrible à vivre car ces derniers ont été transmutés en chiffres, codes, et autres probabilités calculables. En ce sens, nous sommes devenus notre propre environnement, désertant la nature avec la conviction quasi religieuse de comprendre et de diriger le système dans lequel nous vivons. En cela, Paul Virilio est plus radical que Guy Debord : il n’y a pas de centre, pas de complot du silence, seulement la cacophonie d’une vaste machine autonome, d’origine militaire - comme c’est écrit dans Défense populaire et luttes écologiques - désormais omniprésente dans un monde entièrement militarisé, devenu un vaste champ de bataille planifié pour des scénarios catastrophe. C’est un paysage sombre à regarder, fait de mouvements browniens incessants sans point de départ, sans direction ou finalité apparente. Pourtant, cet infini borné est devenu la monade du monde.
À ce stade, tout chercheur se sent obligé d’offrir des mots d’espoir. Si l’histoire intellectuelle de Virilio exclut la possibilité de contradictions internes, nous pouvons en fournir, en particulier sur l’omnipotence qu’il attribue aux médias. Nous savons que ce pouvoir est beaucoup plus dispersé et ouvert aux conflits du fait de ses propres erreurs économiques, problèmes techniques, informations insignifiantes et de la créativité du public. Paul Virilio nous interpelle sur le défi de la pensée écologique en général : est-il possible, ou même souhaitable, de penser de manière holistique ? Suivre cette interrogation pose une question centrale dans la théorie des médias. Nous pouvons rejeter, je pense, l’idée que nous sommes condamnés à être des nuages de comportements oscillant faiblement dans une sphère infiniment homogène et fermée de notre propre fabrication. Mais pouvons-nous inventer une théorie des médias qui comprend des médiations sur le genre, la race (9), la classe, la richesse et le pouvoir : toutes les oppositions binaires qui structurent nos oppressions - avec en premier lieu la séparation fondamentale entre l’humain et la nature - et qui constituent la forme primale de la communication prise en charge par les médias à mesure qu’ils devenaient dominants au cours des quatre derniers siècles ? D’autres pourraient être amenés à penser que la politique, l’économie, la technologie ou même l’épistémologie, proposent une alternative, mais la question centrale demeure : dans ce moment de crise planétaire, pouvons-nous penser, nous donner la permission ou refuser de le faire, à l’échelle planétaire ?
Merci à John Armitage.
L’idée de l’accident intégral est au cœur des derniers livres de Paul Virilio. Il est probable que le terme même doive quelque chose au commentaire de Guy Debord de 1988 (1990) sur la société du spectacle : ce qu’il avait précédemment qualifié de triomphe des apparences, différemment exprimé dans le socialisme bureaucratique et le capitalisme consumériste des années 1960, était maintenant intégré dans un régime unique : le spectacle intégral (le « spectaculaire concentré », thèse 64). Ce régime unique aurait, entre autres, « apporté le secret de la victoire » (Debord, 1990 : 79) bien qu’aujourd’hui le secret n’en soit plus en puisqu’il est exposé partout, comme dans la description d’Hollywood faite par Bordwell, Staiger et Thompson (1985), celle d’un « cinéma excessivement évident » désormais soumis aux machinations de spin-doctors et autres fermes à robots que personne ne prend plus la peine de cacher. Mais Paul Virilio porte un autre regard sur cette notion d’intégralité. De prime abord, Guy Debord considère la totalité comme un ennemi et Paul Virilio le suit en considérant la pensée totalisante comme toujours suspecte. Mais là où Guy Debord déplore la perte d’un terrain à partir duquel une attaque critique peut être entreprise, Paul Virilio penche pour sa part vers une pensée critique qui est elle-même totalisante. Pour lui, les accidents ostensiblement discrets - l’invention des techniques de transport coïncide avec leurs accidents spécifiques (accident de train ou de voiture) (1991), la bombe atomique (1997), la bombe informatique (2000), la bombe génétique (2002) - deviennent, au fil de ses derniers écrits, les parties d’une seule et même catastrophe. Cette intégralité propre à Paul Virilio en fait un auteur important dans les études actuelles sur les relations entre les médias et les autres aspects de notre condition humaine que sont notre environnement, le bien-être social, la politique et l’économie.
« Gouverner, c’est plus que jamais pré-voir, c’est-à-dire aller plus vite, voir avant » (4). Entre 1978 où ces mots ont été écrits pour la première fois et 2019 où j’écris, le processus n’a fait que s’accélérer. La première partie de L’université du désastre était consacrée à la modélisation numérique et la gestion des catastrophes, auxquelles pourraient s’ajouter la vitesse en milliseconde des flux financiers contemporains, bien en deçà du seuil de perception humaine. Le logicisme des systèmes numériques, capables de milliards d’opérations par seconde, leur permet de prévoir des scénarios de catastrophe nucléaire ou climatique, d’effondrement économique ou de guerre civile. Cette prévisibilité les dépouille paradoxalement d’une temporalité qui pourrait justement les éviter. Elle en fait des produits d’une logique managériale qui, par leur vitesse pure, dissolvent l’espace entre le diagnostic et sa réalisation. La position épistémologique qui sous-tend le logicisme et son ascension au statut de technologie gouvernante n’est pas, pour Paul Virilio, un symptôme du pouvoir mais bien sa source même.
En un sens, Virilio voit le logicisme comme un déni et la destruction de la phénoménologie : la fin de la perception humaine comme fondement de l’Être au monde. La mondialisation, et son extension que sont l’astronomie et la recherche d’exoplanètes habitables, introduisent une opposition entre les aspirations techniques et intellectuelles de l’humanité, et le monde que nous habitions jusqu’à présent où la réalité naissait de notre rapport sensible aux choses. Dans un autre sens, son analyse le conduit inexorablement vers le sentiment de l’interconnexion de toute chose - le pouvoir, la richesse, la connaissance et les sensations - où la seule réponse possible serait holistique.
Ce constat place la théorie contemporaine dans un dilemme car depuis le postmodernisme de Jean-François Lyotard (1970), un système total d’idées (Hegel par exemple) est nécessairement perçu comme un système totalitaire. La polémique de T.J. Demos contre l’Anthropocène (sur le blog de Media Theory en 2017) en est un bon exemple. Les féministes, les queers, les penseurs postcoloniaux et décoloniaux nous ont fait comprendre que l’universalisme des Lumières était fondé sur l’exclusion, centré sur un patriarcat racial et de classe. Toute tentative de synthèses qui rassembleraient les luttes contre le patriarcat, le colonialisme, les inégalités et l’injustice dans un seul mode de pensée ferait peur. Le défi de la pensée écologique - telle qu’elle se développe dans et au-delà de l’œuvre de Virilio - porte bien sur l’importance de l’interdépendance. Les écocritiques noire (Yusoff, 2018), féministe (Shiva, 2007) et post-développement (Nixon, 2011) nous avertissent de ne pas tomber dans des solutions monolithiques pour faire face à des défis communs comme le changement climatique ou l’acidification des océans. Parallèlement, des politiciens populistes comme Bolsonaro au Brésil et Widodo en Indonésie exigent que l’intérêt national des pauvres prime sur toute tentative colonialiste d’interdire la culture sur brûlis. Paul Virilio a fait valoir que l’écologie contemporaine n’était pas verte mais grise, la Grey goo (5) des nanotechnologies (Drexler, 1986). Décidés que nous sommes à déployer toutes les techniques disponibles (une autre pensée de Guy Debord) à la poursuite fanatique du progrès - du regroupement des surprimes en passant par des fusées à destination de Mars - sans faire attention à leurs conséquences (Virilio, 2010b). Mais il convient de préciser que Virilio reste le prophète d’un monde riche où le capitalisme s’entend toujours plus pour exercer un contrôle total. Les 16 milliards d’appareils connectés à l’Internet des objets - qui devraient dépasser le nombre d’humains connectés au réseau au cours des prochaines années - indiquent à quel point nous devenons tous redondants, réductibles à des générateurs de nombres aléatoires, dirigés par un timonier cybernétique qui n’a plus rien d’humain. Il n’est pas nécessaire d’être persuadé d’une apocalypse imminente (ou immanente) pour comprendre que s’autoriser à penser globalement (tout en agissant localement) est une question politique aussi bien qu’éthique et esthétique.
Paul Virilio doit être considéré comme un penseur éthique qui a particulièrement mis en lumière la crise du local. Comme dans la plupart de ses derniers livres, L’université du désastre rebondit de sujet en sujet, de Google Earth aux implants RFID en passant par les logiciels de sport et le maquillage irisant, dérivant de chacun un flux de concepts allant de la perte de l’horizon phénoménologique à la métascience automatisée qui contrôle les trajectoires plus que les objets, ou encore à la prédominance de l’énergie du visible. Ces extrapolations, comme les anecdotes sur lesquelles elles s’appuient, ne se rejoignent pas mais s’accumulent dans l’énumération du monde distrait et dispersé qu’il décrit. Paul Virilio est capable de tirer de ces fragments des énoncés d’une puissance analytique considérable : « l’omniprésente modélisation des comportements succédant à la mondialisation, le principe de précaution laissera place non plus comme jadis à la défense passive, mais à cette sécurité passive d’une anticipation probabiliste » (6). Pour lui, la prédiction statistique du comportement des individus est une fonction critique du capitalisme informationnel. Le développement de l’intelligence artificielle dépend de la collecte de ces comportements imprévisibles et de leur intégration dans des modèles probabilistes - nous l’avons vu à la fois narrée et mise en œuvre dans l’épisode interactif de Black Mirror : Bandersnatch sur Netflix en 2018 qui, tout en nous mettant en garde contre la collecte de données, recueillait ces mêmes données à partir des interactions qu’il engageait avec les téléspectateurs (Mitra et al, 2019). Virilio a peut-être tort quand il soutient que la modélisation des comportements a succédé à la domination de l’économie : il est plus probable qu’elle soit le prolongement de la gestion de crise qui a suivi la crise pétrolière de 1973 et l’excroissance naturelle du contrecoup néolibéral des années 1980. De même, Virilio est dans l’excès lorsqu’il décrit l’omniprésence ces systèmes : la majorité de la population mondiale n’intéresse pas beaucoup les analystes de données - humains ou automates - sauf lorsqu’il s’agit de surveiller et modéliser les mouvements de cette majorité marginalisée face aux crises potentielles du changement climatique, de la guerre ou de l’association des deux. Le monde surdéveloppé a quitté l’économie biopolitique, celle de la gestion des corps, pour entrer dans celle de l’énumération et de la prédiction des comportements. Cette distinction dans l’appréciation des vies et des économies indique une grande aporie de sa pensée.
Au début de L’université du désastre, Paul Virilio cite un axiome d’Aristote : « l’achèvement est une limite » (7). Comme souvent, les interprétations de la philosophie d’Aristote divergent. Achèvement traduit le telos du philosophe, souvent compris comme objectif, mais aussi considéré comme signifiant une fin, quelles qu’en soient les intentions ou les finalités. Pour Aristote, l’illimité est au-delà de la compréhension. Donc une limite est une qualité indispensable à tout ce qui doit être compris. Le souci écologique de Paul Virilio n’est donc pas que le système écologique soit incompréhensible (le mystère était pour lui un acte de foi car il était très catholique). C’est plutôt que l’analyse probabiliste des micro-comportements, humains et environnementaux, n’a pas de limites et excède ou échappe dès lors à la compréhension humaine, même avec cette ignorance apprise de l’un de ses héros, Nicolas de Cusa, pour qui connaître les limites de la connaissance nous assure à la fois ce qui peut être connu et le respect de ce qui se trouve au-delà. Le caractère sans limite de l’expérience médiatique élimine l’horizon du hic et nunc (Virilio, 2010a : 93) et, ce faisant, interdit notre participation à la plénitude du monde pour lui-même, et son achèvement en tant que création de Dieu. Ici, la théorie des médias de Paul Virilio prend tout son sens. Jean-Luc Godard ne s’était pas trompé lorsqu’il décrivait le cinéma comme « la vérité 24 fois par seconde » sauf qu’il cherchait au mauvais endroit. Le réel reste impossible à saisir car il est au-delà du symbolique (ou de l’imaginaire). Tout se produit exactement comme l’avait prédit Jacques Lacan : dans les microsecondes entre les images, là où Paul Virilio espionne la picnolepsie, lorsque le sujet est absent, c’est alors le réel peut entrer. Le film et la vidéo sont des médias privilégiés non par leur capacité d’indexation mais par leur lacune constitutive qui permet au mouvement d’apparaître.
Encore une fois, nous devrions lire Paul Virilio au-delà de ses engagements épistémologiques, éthiques, théologiques et médialogiques, en tant que journaliste, traçant les symptômes d’un malaise généralisé, d’une aliénation (un mot qu’il n’utilise que rarement, voire jamais) et d’une désorientation qui atteint de plus en plus les individus et le cours du monde soumis à la médiation technologique. La profusion des images lors de la dernière crise financière a pu faire naître le sentiment de dériver sur une mer d’informations, de rêver d’en prendre le contrôle, ou qu’il existe quelque part un contrôleur capable d’en modifier le cours. Cela fait induit une impression partagée par beaucoup que les chiffres ne sont pas seulement des descriptions du monde mais sa réalité (Cubitt, 2020). La paranoïa décrite par Paul Virilio n’est pas un simple état d’esprit mais l’accident intégral lui-même. Le monde et ses habitants s’évanouissent dans leur dénombrement et les algorithmes qui les rassemblent.
Un environnement environnant se définit par l’exclusion de ce qui l’entoure. Les ontologues radicaux - que ce soient les réalistes spéculatifs (Harman, 2005), les épistémologues féministes (Barad, 2007) ou les néo-Whiteheadiens (8) (Hansen, 2015), - s’accordent à dire, malgré leurs désaccords, que nous sommes totalement intégrés à nos environnements. C’est à bien des égards une projection utopique qui pourrait être mieux décrite comme une eschatologie que comme une ontologie. Or, pour Paul Virilio, l’intrication des hommes dans leurs milieux est horrible à vivre car ces derniers ont été transmutés en chiffres, codes, et autres probabilités calculables. En ce sens, nous sommes devenus notre propre environnement, désertant la nature avec la conviction quasi religieuse de comprendre et de diriger le système dans lequel nous vivons. En cela, Paul Virilio est plus radical que Guy Debord : il n’y a pas de centre, pas de complot du silence, seulement la cacophonie d’une vaste machine autonome, d’origine militaire - comme c’est écrit dans Défense populaire et luttes écologiques - désormais omniprésente dans un monde entièrement militarisé, devenu un vaste champ de bataille planifié pour des scénarios catastrophe. C’est un paysage sombre à regarder, fait de mouvements browniens incessants sans point de départ, sans direction ou finalité apparente. Pourtant, cet infini borné est devenu la monade du monde.
À ce stade, tout chercheur se sent obligé d’offrir des mots d’espoir. Si l’histoire intellectuelle de Virilio exclut la possibilité de contradictions internes, nous pouvons en fournir, en particulier sur l’omnipotence qu’il attribue aux médias. Nous savons que ce pouvoir est beaucoup plus dispersé et ouvert aux conflits du fait de ses propres erreurs économiques, problèmes techniques, informations insignifiantes et de la créativité du public. Paul Virilio nous interpelle sur le défi de la pensée écologique en général : est-il possible, ou même souhaitable, de penser de manière holistique ? Suivre cette interrogation pose une question centrale dans la théorie des médias. Nous pouvons rejeter, je pense, l’idée que nous sommes condamnés à être des nuages de comportements oscillant faiblement dans une sphère infiniment homogène et fermée de notre propre fabrication. Mais pouvons-nous inventer une théorie des médias qui comprend des médiations sur le genre, la race (9), la classe, la richesse et le pouvoir : toutes les oppositions binaires qui structurent nos oppressions - avec en premier lieu la séparation fondamentale entre l’humain et la nature - et qui constituent la forme primale de la communication prise en charge par les médias à mesure qu’ils devenaient dominants au cours des quatre derniers siècles ? D’autres pourraient être amenés à penser que la politique, l’économie, la technologie ou même l’épistémologie, proposent une alternative, mais la question centrale demeure : dans ce moment de crise planétaire, pouvons-nous penser, nous donner la permission ou refuser de le faire, à l’échelle planétaire ?
Merci à John Armitage.
Notes du traducteur
Références
L'auteur
Sean Cubitt est professeur en cinéma à l’université de Melbourne. Sa dernière publication est Anecdotal Evidence : Ecocritique from Hollywood to the Mass Image (Oxford University Press 2020).
Émail : scubitt@unimelb.edu.au
Article originellement paru dans Media Theory sous le titres « Virilio and Total Thought » : http://mediatheoryjournal.org/sean-cubitt-virilio-and-total-thought/
Émail : scubitt@unimelb.edu.au
Article originellement paru dans Media Theory sous le titres « Virilio and Total Thought » : http://mediatheoryjournal.org/sean-cubitt-virilio-and-total-thought/