Lors d’un séjour parisien en 2015, logeant près de la place Saint-Sulpice, je me suis intéressé au petit livre de George Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, écrit en octobre 1974. Perec s’était donné pour tâche de décrire les innombrables détails qui composaient alors le paysage urbain de cette place — le quotidien des passants, les vêtements, les objets, les taxis, les oiseaux, les immeubles, les touristes en bus, le temps, etc. À certains égards, l’entreprise de Perec ressemble à l’approche expérimentale d’auteurs du nouveau roman tels qu’Alain Robbe-Grillet qui, dans des livres comme Les Gommes (1953), s’efforçait de décrire des scènes de la vie quotidienne avec un regard photographique. Cependant, contrairement aux préoccupations plus formalistes de Robbe-Grillet, le projet de Perec était explicitement ancré dans un désir de représenter la vie urbaine d’une manière nouvelle.
Scott McQuire
Université de Melbourne, Australie
Université de Melbourne, Australie
Scott McQuire est professeur de médias et de communications à l'université de Melbourne et l'un des fondateurs de l'unité de recherche sur les cultures publiques, qui encourage la recherche interdisciplinaire au carrefour des médias numériques, de l'art, de l'urbanisme et de la théorie sociale. Parmi ses ouvrages récents, citons Geomedia : Networked cities and the future of public space
Quel rapport avec Paul Virilio ? Virilio fut l’ami de Perec, mais il aura surtout été le commanditaire ce texte de Saint-Sulpice et y fait même une brève apparition (habitant Paris, il est passé par Saint-Sulpice le second des trois jours où Perec a réalisé ses observations). À l’époque, Virilio et Perec étaient tous deux impliqués dans la revue Cause commune qui réunissait différentes personnalités intéressées par l’infra, ce concept plus compréhensible dans le sens donné par Henri Lefebvre sur le tissu ordinaire — et donc largement non perçu — de la vie urbaine quotidienne que dans celui de l’infra (infra-mince ou infra-ordinaire) inventé précédemment par Marcel Duchamp. Perec aura expliqué sa démarche dans Cause commune en 1975, où il l’a introduite en déclarant qu’il avait entrepris de décrire « ce qui n’est généralement pas pris en compte, ce qui n’est pas remarqué, ce qui n’a aucune importance ; ce qui se passe quand il ne se passe rien d’autre que le temps, les gens, les voitures et les nuages ». Il n’est pas surprenant que Virilio ait été amené par la suite à assimiler l’approche d’observation de Perec au regard machinal d’une caméra.
« Ainsi, il [Perec] a tenté de tout enregistrer, comme le ferait une caméra de surveillance : enregistrer l’ordinaire, le banal, l’habituel. C’est-à-dire les signes d’un événement auquel nous n’avons peut-être pas prêté attention, que nous n’avons peut-être même pas perçu. »
Paul Virilio interrogé par Enrique Walker (2001), AA Files 45/46.
Toujours en 2015, j’assistais à un colloque à Shanghai où l’universitaire français Christian Licoppe a présenté une expérience de pensée qu’il avait entreprise. Dans celle-ci, il imaginait Perec répétant son projet de la place Saint-Sulpice, mais cette fois dans le contexte des médias contemporains, notamment celle d’un téléphone portable et la plate-forme de médias sociaux FourSquare. Cette réflexion concluait qu’un Perec du XXIe siècle ne serait pas en mesure de rester l’observateur neutre qu’il revendiquait en 1974. L’argument de Licoppe est intéressant, mais — parce qu’il se concentre si intensément sur les nouvelles formes d’action facilitées par les médias qui sont devenus disponibles pour le citadin contemporain — j’ai le sentiment qu’il passait à côté de quelque chose de vital concernant les changements dans la relation entre les médias, l’environnement urbain et la vie quotidienne. Ce manque est mis en évidence par les travaux de Virilio sur les médias. De plus, il permet d’enregistrer une certaine transition dans sa pensée : le désir de porter attention à un quotidien liminal est dépassé par une préoccupation croissante de la surveillance excessive que les technologies médiatiques mettent en place.
Toujours en 2015, j’assistais à un colloque à Shanghai où l’universitaire français Christian Licoppe a présenté une expérience de pensée qu’il avait entreprise. Dans celle-ci, il imaginait Perec répétant son projet de la place Saint-Sulpice, mais cette fois dans le contexte des médias contemporains, notamment celle d’un téléphone portable et la plate-forme de médias sociaux FourSquare. Cette réflexion concluait qu’un Perec du XXIe siècle ne serait pas en mesure de rester l’observateur neutre qu’il revendiquait en 1974. L’argument de Licoppe est intéressant, mais — parce qu’il se concentre si intensément sur les nouvelles formes d’action facilitées par les médias qui sont devenus disponibles pour le citadin contemporain — j’ai le sentiment qu’il passait à côté de quelque chose de vital concernant les changements dans la relation entre les médias, l’environnement urbain et la vie quotidienne. Ce manque est mis en évidence par les travaux de Virilio sur les médias. De plus, il permet d’enregistrer une certaine transition dans sa pensée : le désir de porter attention à un quotidien liminal est dépassé par une préoccupation croissante de la surveillance excessive que les technologies médiatiques mettent en place.
Les médias sont régulièrement présents dans les écrits de Paul Virilio. Ils apparaissent parfois comme la source de connaissance des faits, tels que les articles de journaux que Virilio cite souvent comme indicateurs de processus sociaux plus profonds. Son approche est alors très proche de celle de Sherlock Holmes, le célèbre détective fictif de Conan Doyle au XIXe siècle, qui scrutait le journal quotidien afin d’enregistrer et de pénétrer la complexité du monde urbain. Les médias d’information révèlent la société de manière indirecte — il faut des connaissances spécialisées et une interprétation profonde pour déchiffrer les liens entre des événements apparemment fragmentaires et discerner la logique profonde qui les relie. Les reportages sont symptomatiques du sens que Freud commençait à donner à ce terme lorsque Doyle écrivait ses histoires ; or Virilio adopte fréquemment une posture similaire d’analyste social qui lit les reportages des médias comme les symptômes de tendances sociales.
Cependant, les médias sont aussi présents dans l’œuvre de Paul Virilio explicitement comme sujets de préoccupation, même s’ils sont rarement une préoccupation singulière ou centrale. En fait, les différents médias tels que la photographie, le cinéma, la radio, la télévision, la vidéo, les webcams, les ordinateurs — et Virilio a écrit sur tous ces sujets et bien d’autres — font partie de la transformation technologique plus large de la vie humaine, qu’il mesure en matière de changements de l’environnement vécu et de l’habitat urbain, de la perception, de l’expérience humaine et, enfin, de la compréhension de notre place dans l’univers.
Virilio est célèbre à juste titre pour avoir créé certaines des métaphores les plus mémorables sur les médias modernes, en particulier la télévision qu’il présente comme la troisième fenêtre, le musée des accidents, le dernier véhicule, etc. Lors d’un entretien, il dira même à Sylvere Lotringer qu’il n’a pas produit de théorie, mais des images ! Cependant, son analyse des trajectoires et sa capacité à relier leur fonctionnement à travers différents domaines restent les plus importantes pour moi. Cela apparaît clairement dans ses différents livres en ce qui concerne l’impact des médias sur la politique et la vie politique. Dans Guerre et cinéma (1983), il affirme que la radio et le cinéma n’ont pas seulement permis la création de nouvelles formes de propagande au sens traditionnel de la désinformation, mais il qualifie aussi très justement les dictateurs du XXe siècle tels que Hitler et Staline de metteurs en scène, identifiant la question majeure dans la politique moderne de la mobilisation systématique des ressources médiatiques au service du pouvoir affectif de stars ; bien avant la vague d’intérêt actuelle pour la relation entre célébrité et politique. Il rappelait aussi que la rareté de l’information était désormais remplacée par son excès, mettant en jeu de nouvelles stratégies de tromperie avec l’art de l’obfuscation ?. Avec encore plus d’originalité, il affirmait également que la capacité de fictionnaliser avec réalisme, et à grande échelle, était elle-même dépassé par la capacité d’inventions en temps réel. Il suggérait que la photographie en série utilisée pour la reconnaissance aérienne en temps de guerre précédait cette nouvelle logistique informationnelle où la télévision en direct représente un seuil critique. Virilio a été l’un des premiers à reconnaître que les écrans, tout comme les avions, pouvaient être détournés par des groupes terroristes. Son analyse de l’attentat à la bombe sur le World Trade Center en 1993 reste un compte-rendu anticipé de la stratégie adoptée dans les attaques de 2001, jusqu’au délai entre le premier et le deuxième impact d’avion pour s’assurer que le monde entier regarderait.
Fondamentalement, Paul Virilio a fait valoir que la vitesse des médias en temps réel compromettait le temps de la démocratie. Le temps nécessaire au débat et à la délibération étant dépassée par la demande de réponses instantanées, Virilio a suggéré que « la géopolitique parlementaire cède soudainement la place à une chronopolitique de l’instantanéité », entraînant une « démocratie ludique pour des télé-citoyens infantilisés ». La Télécratie remplace la démocratie comme « le triomphe de l’audimat sur le suffrage universel ». Dans ses écrits, l’image normative dominante des médias est interrogée en tant que fournisseur d’informations, en tant qu’espace de débat collectif sur des questions d’intérêt commun (sphère publique), mais aussi en tant qu’ensemble d’institutions qui fournissent un contrôle sur les organes formels et le fonctionnement du pouvoir (quatrième pouvoir). La télévision n’est pas, comme l’a affirmé le sociologue Joshua Meyrowitz, et même potentiellement, « la chose la plus proche de la démocratie participative à grande échelle que le monde ait connue ». Au contraire, elle se présente comme une forme radicale de non-communication, une technologie de sédentarisation, voire d’incarcération domestique. Le caractère totalisant de la critique de Virilio est bien connu et fait sans doute partie de l’attrait et de la puissance de son écriture. Il cherche rarement à présenter une compréhension nuancée des trajectoires qu’il identifie, ou à spéculer sur les conditions d’émergence de finalités différentes. Lors de son entretien avec Sylvère Lotringer, il affirma en 2002 que :
« seule la critique est possible en ce moment, précisément parce que nous n’avons plus le pouvoir d’endiguer ces tendances ».
Cette perte de pouvoir est directement liée à la compréhension du dé-placement historique de la perception humaine et des relations sociales par la vitesse technologique. Les médias électroniques évident non seulement le temps de la politique, mais aussi celui de l’architecture et de la ville, épuisant la dimensionnalité même de l’environnement naturel et même du cosmos. Comme Heidegger, Virilio voit dans les médias modernes un signe de la « mort de Dieu ». En assurant des attributs divins, tels que la vision globale et la capacité de transcender les limites spatio-temporelles, les médias modernes précipitent la perte de sens de la place de l’homme dans le monde, ainsi que la disparition de la religion comme forme de connaissance capable de situer correctement la vie humaine. Dans un rare et trop bref moment où il réfléchit à des alternatives, Virilio demande : « Allons-nous redécouvrir le lien religieux, et ainsi rétablir la sociabilité ? Existe-t-il de nouveaux liens, encore inimaginables ? ». Cependant, il ne donne aucune indication sur ce que pourraient être ces liens inimaginables, ni sur la conduite à tenir pour commencer à rétablir la socialité.
En raison de sa tendance à se replier sur le concept ancien et problématique de l’humanisme en tant que centre incontesté de l’expérience et espace d’authenticité et du corps je pense que la critique de Virilio est limitée pour parler de la nature contradictoire de l’expérience contemporaine et en particulier la complexité dans l’entrelacement des expériences de médiation et d’immédiateté incarnée. C’est par ailleurs ce qui rend si intrigants son parrainage avec le projet de Georges Perec et ses commentaires ultérieurs. Son affection pour l’ambition de Perec de développer une méthodologie de prise de notes de tout ce qui passe inaperçu dans la vie quotidienne n’est pas surprenante en soi. Elle s’inscrit dans le droit fil de l’intérêt de Virilio pour les populations marginalisées, telles que les sans-abri et les réfugiés. Mais, la comparaison qu’il fait ensuite entre l’expérience de Perec et le regard d’une caméra — et plus particulièrement d’une caméra de surveillance — est frappante. L’expression caméra de surveillance n’évoque pas simplement l’observateur-narrateur représenté sous la forme d’une caméra anthropomorphisée qui commence les célèbres histoires berlinoises de Christopher Isherwood. Dans La machine de vision (1988), il a fait valoir que la logique profonde de la caméra de surveillance ne concerne pas simplement le seuil de production automatisée d’images. Ce seuil avait déjà été franchi lorsque les premières photographies ont généré des informations visuelles qui n’avaient plus besoin d’être enregistrées par un œil humain — ou son corrélat présumé qui est la conscience — pour porter le sceau socialement acceptable de la preuve par témoin oculaire. Ce qu’il appelle machine à vision commence lorsque l’image n’est plus faite par un photographe ni adressée à un observateur humain. Ni opérateur, ni témoin, l’humain est devenu accessoire à l’image machinique. Des bases de données d’images colossales comme Google Street View sont un bon exemple de cette évolution, l’adoption de systèmes de reconnaissance faciale pour contrôler l’accès de masse aux ressources urbaines (comme la délivrance de billets pour les voyages en train sur de longues distances à Pékin et à Shanghai) en est un autre. La confiance dans l’image devient contingente à la confiance dans l’algorithme, jetant une nouvelle confusion sur les conditions du témoignage et son statut.
Supposons que Virilio voyait encore, en 1974, un potentiel d’action politique et d’intervention dans l’espace urbain à travers un projet tel que celui de Perec, avec son observation délibérément exhaustive de la vie quotidienne. Qu’est-ce qui le pousse alors à l’assimiler à une caméra de surveillance en 2001 ? Au moins au moment de la publication de La machine de vision - et sans doute bien avant - l’observation par caméra ne lui semblait plus offrir de possibilités d’une rédemption de la vie quotidienne. Pour Virilio, le kino-eye tant célébré par Dziga Vertov - et par Jean-Luc Godard, qui, avec Jean-Pierre Gorin et d’autres, a opéré sous le nom de Groupe Dziga Vertov de 1968 à 1972 - n’est plus une ouverture pour la libération humaine, mais présage la destruction de l’être humain proprement dit. Sa description ultérieure du projet de Perec relève-t-elle moins d’une nouvelle compréhension de la caméra que d’une réévaluation du potentiel de celle-ci ?
En 1968, Henri Lefebvre pouvait affirmer dans Le droit à la ville que le quotidien - l’ordinaire, l’infra - constituait une limite à l’action du capital : « L’usage (la valeur d’usage) des lieux, des monuments, des différences, échappe aux exigences de l’échange, de la valeur d’échange ». Le quotidien est alors présenté comme le lieu d’une routine (le banal et le quotidien), mais aussi de résistance. Il s’agit d’un espace dans lequel des pratiques non marchandisées peuvent être mises en œuvre ; une sorte de réserve d’authenticité qui persiste au sein de la logique marchande écrasante du capital. Alors que la compréhension de Perec en 1974 semble se conformer à l’analyse de Lefebvre, le critique d’art américain Jonathan Crary qui a fait valoir que le quotidien contemporain est devenu un terrain de plus en plus incertain pour l’élaboration de contre-pratiques :
« Même si, à différents moments de l’histoire, le quotidien a été le terrain d’où ont pu naître des formes d’opposition et de résistance […] aujourd’hui, de nombreuses pressions s’exercent sur les individus pour qu’ils se réimaginent et se refigurent en tant que marchandises dématérialisées lors des connexions sociales numériques dans lesquelles ils sont si largement immergés. La réification a progressé au point que l’individu doive inventer une compréhension de soi qui optimise ou facilite sa participation aux milieux ou aux vitesses numériques. »
L’exemple que donne Jonathan Crary doit être compris comme la combinaison de l’exposition volontaire de soi et du datamining involontaire et normalisé par les plate-formes actuelles des réseaux sociaux. C’est précisément la trajectoire que Licoppe omet dans l’expérience de pensée décrite précédemment : le fait que l’intensification de la vie urbaine offerte par les plate-formes de médias géolocalisés soit soutenue par l’extension d’une économie de capture intensive de données à travers l’espace urbain. Les communications et interactions personnelles, autrefois considérées comme intimes, sont désormais couramment utilisées à d’autres fins, comme le marketing, et de nouvelles boucles de rétroaction sont créées pour intensifier la pression exercée sur les individus pour qu’ils accomplissent des routines identitaires particulières. Cette tendance est également évidente dans l’opérationnalisation actuelle des infrastructures médiatiques urbaines dans les villes dites intelligentes du monde entier, où toutes sortes de capteurs, y compris des caméras de surveillance, recueillent des données sur les mouvements, l’apparence, les comportements et les transactions. L’ampleur et la profondeur de ces développements vont bien au-delà de la culture des caméras de surveillance des années 1980 que Paul Virilio a pu analyser et modifie nécessairement notre façon de penser l’utilisation ordinaire de l’espace urbain.
S’il est certainement dangereux de romancer le quotidien, il est encore plus dangereux de supposer la disparition de toute capacité à changer les opérations et les orientations actuelles sous le poids de l’infrastructure numérique. Si, aujourd’hui, les médias sont indubitablement problématiques, comment pouvons-nous commencer à réorganiser ce milieu complexe ? En réfléchissant à cette question, je suis intrigué par la relation entre l’observation par Perec de la vie urbaine quotidienne et le fait que son projet- du moins tel que lui et Virilio le voyaient en 1974 - a été dépassé par ce type de surveillance urbaine omniprésente que Virilio décrira plus tard comme étant la machine à vision. Comment différencier le programme de Perec d’une observation détaillée de tout ce qui passe inaperçu ou n’a peut-être même pas été perçu, de l’observation inhumaine de la machine à vision qui est radicalement inhumaine précisément dans sa prétention à tout observer ?
Qu’advient-il de l’espace de l’infra dans un tel milieu ? Rappelons le projet d’Andy Warhol de réaliser une émission de télévision sur les allées et venues quotidiennes filmées par des caméras de surveillance dans des halls d’immeubles, qui apparaît comme l’expression contemporaine du potentiel d’un nouveau registre d’observation par caméra : contrairement à Perec, Warhol renonce à sa propre subjectivité, déclarant sans ambages :

« Je veux être une machine ».
L’idée fondatrice du big data est que la collecte d’un nombre suffisant de données permettra de discerner des modèles nouveaux, non perçus auparavant. Cela rejoint l’un des fantasmes fondateurs de la vie urbaine moderne, à savoir le rêve de lire la complexité réelle de la vie urbaine. Il est intéressant de remarquer que le moyen de réaliser cette complète lecture a été progressivement déplacé de l’écriture à la photographie, au cinéma et à l’ordinateur (reliant l’IA du Neuromancien de William Gibson en 1984 aux programmes actuels de villes intelligentes dirigées par des opérateurs privés). S’il est vrai que de nouvelles données conduiront à de nouvelles compréhensions — notamment parce que les humains peuvent être définis en partie en matière d’aptitude à discerner des modèles et à donner un sens à toutes sortes de phénomènes — il existe aussi des problèmes significatifs avec de tels dispositifs, notamment par la capitalisation des données à une échelle et un spectre auparavant inimaginables.
Aujourd’hui, alors que la machine de vision de Virilio se transforme en systèmes de plus en plus intégrés, comme le système chinois de crédit social, dans lequel toutes sortes d’actions et d’interactions sont observées et comptabilisées en un unique score, nous pouvons observer la réalisation de la prédiction du philosophe et sociologue Georg Simmel selon laquelle le processus quintessentiel de la modernisation est la transformation de la qualité en nombre. Comment pouvons-nous contester une telle orientation ? Un point de départ consiste à continuer de dénoncer les limites des données et les fantasmes d’observation totale qui accompagnent les scénarios contemporains de big data. La tentative d’observation exhaustive de Perec était paradoxalement fondée sur la reconnaissance de sa propre impossibilité. Une des raisons de ce constat est l’hypothèse qu’il existe des données infinies. Une autre, comme nous le rappelle le philosophe Jacques Derrida, est l’affirmation plus radicale qu’il n’existe en fait aucun centre fixe et normatif de perspective, d’interprétation et de connaissance sur lequel se fondent toutes les prétentions d’une observation totalisante. Insister sur la contingence du big data peut encore nous permettre d’apprendre à utiliser autrement l’infra de la base de données urbaine naissante.