Nos voisins du littoral
Le drame s’est passé à moins de quarante kilomètres d’ici. Pour nous, le vent a beaucoup soufflé, mais sans gravité. Alors toutes nos pensées allaient aujourd’hui vers la baie de l’Aiguillon que nous fréquentons tous ardemment dès les premiers beaux jours. Nous sommes de tout cœur avec nos voisins. Les sentiments qui revenaient sans cesse étaient l’affliction et la fatalité. Au-delà du deuil, tous se sont souvenus avoir vu le littoral vendéen s’urbaniser ces dernières décennies et les digues se compléter au fur et à mesure. C’est vain, mais tous craignaient un jour y voir une catastrophe advenir.
L’Aiguillon et la Faute-sur-Mer se situent dans l’ancien golfe des Pictons, à l’embouchure du lay dans une région qui fut longtemps un immense marais. Xynthia est pour donc pour certains une vengeance de la nature. L’histoire et la topographie rappellent s’il en était besoin que la zone est vulnérable. Son urbanisation a été rendue possible par d’importants travaux de génie civil, dont un effort d’endiguement au dix-neuvième siècle. Aujourd’hui les flots qui ont pénétré dans les terres auront bien du mal à s’évacuer. Alors, comment expliquer l’inondation et l’exposition inconsidérée des populations malgré les plans de prévention mis en place ?
Le danger de construire sous le niveau de la mer et trop proche des digues est bien entendu dû à la pression foncière, mais surtout à la spéculation immobilière. Lorsque la catastrophe survient,-il est facile de fustiger les plans d’urbanisme, mais que penser alors des pressions phénoménales et quotidiennes pour autoriser à construire là où c’est interdit. Beaucoup ici ont profité de la manne immobilière en achetant une petite maison à deux pas des flots. Nous ne sommes pas meilleurs. Nous sommes de tout cœur avec nos voisins.
Xynthia, ou la crise du temps
C’est en temps de crise qu’on éprouve la crise du temps. On a beaucoup dit et écrit ces dernières semaines à propos du passage meurtrier de Xynthia le 28 février sur la côte atlantique. L’émoi s’estompera avec le temps et les déclarations va-t’en guerre d’interdiction de construire dans les zones inondables s’oublieront aussi vite. La mémoire du risque est ainsi : émotive et évanescente.
Après les inondations aux Philippines en septembre 2009, la dévastation d’Haïti le 12 janvier et les inondations de Madère le 21 février, le littoral français a subi à son tour un phénomène naturel grave tandis que le Chili vivait un séisme d’une rare violence. Dans tous ces événements, la vulnérabilité de l’urbanisation est en jeu. La proximité géographique de Xynthia a accentué sa couverture médiatique. Le bilan humain est important — 53 morts — et les 1 000 maisons sinistrées démontrent la violence de la tempête. Rappelons que Katrina avait fait 1 500 morts à la Nouvelle-Orléans en 2005 et que 1,5 million d’édifices ont été détruits au Chili. Sans polémiquer, il convient d’observer que ces catastrophes naturelles sont devenues à plusieurs égards des faits sociaux.
Revenons sur les événements de l’Aiguillon et de la Faute-sur-Mer. Pour avoir participé aux opérations de nettoyage après le pompage des quartiers submergés dans les deux communes vendéennes les plus touchées, j’ai pu constater que le drame avait frappé quelques quartiers de part et d’autre de l’estuaire du Lay. C’est peu, mais les dégâts étaient importants. Après évacuation des habitants et pompage, il a fallu déblayer les débris jonchant les voies publiques — monceaux de matériaux et d’algues — avant d’évacuer le contenu entier des habitations devenues inhabitables. Après quelques jours, les rues boueuses se sont remplies du contenu des maisons sorti en tas par un effet d’inversion du dedans et du dehors ; les meubles et les choses maculés de vase et gorgés d’eau salée. Cela prodiguait une atmosphère proche de l’univers de Samuel Beckett, terreux et vain. Elles devaient être bien coquettes, ces petites maisons à l’architecture apparentée à un style vernaculaire vendéen, bousculé souvent par des constructeurs plus enclins à l’enduit monocouche et à la tuile mécanique. Du côté de l’Aiguillon, cela tenait du genre « sam’ suffit » tandis que les constructions plus tardives de la Faute-sur-mer s’inséraient  sans retenue dans les compositions étriquées de lotissements spéculatifs.  Il y a encore 50 ans, ces quartiers n’étaient que des communaux ou des conches laissés à l’aviculture ou au maraichage. Les habitants résidaient préférentiellement sur les points hauts, car les inondations dues aux vimers remontant l’estuaire du Lay étaient connues de longue date.
Le littoral métropolitain concerne 4,4 % du territoire national et il y réside constamment 10 % de sa population (sans compter le tourisme). La pression foncière y fait rage et chaque possibilité d’extension urbaine était jusqu’à présent vécue comme un développement positif, bien que gêné par la loi littorale, et les risques d’inondation n’effrayaient personne. La proximité des élus locaux et des demandeurs d’autorisation de construire rendait délicat en pratique tout refus et la concussion avérée aujourd’hui entre certains élus et la promotion immobilière finie de brosser le tableau de la cupidité ordinaire.
La rhétorique de la tragédie est connue. Au mieux le risque est éludé. Au pire c’est un déni qui appelle à l’irrationnel pour expliquer l’imprévisible ou évoquer l’inconscience de ceux qui le subissent. Or aujourd’hui, les risques naturels sont connus et nos systèmes de vigilance les rendent prévisibles. Tandis que l’on ressort en Vendée un rapport accablant de l’Équipement, on dénonce la politique du béton au Portugal, on pointe du doigt l’immobilisme des autorités au Chili et on se souvient de la négligence dans la consolidation des digues protégeant la Nouvelle-Orléans. La myopie qui nous accable est inconcevable. Notre gestion des risques s’apparente avant tout à une mauvaise gestion du temps. En Charente-Maritime et en Vendée, les premières digues ont été commandées par Colbert et ce réseau de plusieurs centaines de kilomètres est vieillissant. Or il semble que nous soyons incapables de tenir dans le temps la réalisation et l’entretien de ce patrimoine défensif. Les conséquences de cette tempête sont un fait social, car elles révèlent, mieux que n’importe quelle autre démonstration, les carences et les faiblesses de notre société. Les victimes sont issues de quartiers pavillonnaires, symbole par excellence de l’intimité domestique et du droit populaire à la quiétude. Notre déni du risque à conduit à ce sacrifice païen. Au-delà du drame des pertes humaines, c’est la domesticité qui est en jeu, avec ces innombrables foyers touchés sur toute la côte atlantique, et l’invasion des eaux dans des intérieurs dont le pacte urbain nous garantissait l’inviolabilité.
Que va-t-il maintenant se passer à l’Aiguillon et à la Faute ? La carte des zones noires est dévoilée et elle ne concerne pas toutes les zones à risque. En dehors, les assureurs vont indemniser les sinistrés sur le mobilier et éventuellement l’immobilier dont les réels dégâts n’apparaitront qu’à la décompression des sols. Dans ces deux communes, le coût du foncier était jusqu’à présent très important. Le pécule ne permettra donc pas aux habitants de réinvestir sur place. De nombreuses personnes avaient vu dans cet achat l’investissement de toute une vie et le moyen de passer leur retraite en bord de mer. Il est peu probable qu’ils trouvent les ressources nécessaires à un déménagement. L’état promet d’indemniser dans les zones promises à la destruction. Attendons les recours pour voir ce plan taillé en pièces.
Alors que faire ? La mise en accusation de l’urbanisme est bien entendu le réflexe d’hommes politiques qui se défaussent de leurs propres errements sur le symptôme au lieu de soigner le mal. Au lieu de faire de l’urbanisme un jouet politique comme dans le cas du Grand Paris, il est urgent de réhabiliter cette discipline, non uniquement comme outil d’aménagement de l’espace, mais aussi comme science du temps. L’urbanisme possède les moyens conceptuels d’articuler des temps contradictoires dans un emboîtement d’échelles temporelles allant de l’instantané au séculaire. Les plans de prévention des risques appartiennent à cette mécanique, car ils établissent la vulnérabilité et débouchent sur des plans communaux de sauvegarde mettant en place des systèmes d’alerte et d’évacuation des populations à risque. Plus de 16 000 communes françaises sont en zone inondable. L’article 44 de la loi Grenelle 1, à la suite de nombreux textes législatifs, rappelle qu’il faut maîtriser l’urbanisation dans ces zones. Une réponse globale doit donc être donnée. Pour le littoral, la solution existe qui consiste à construire des armatures urbaines perpendiculaires aux côtes. Mais aujourd’hui il est difficile de se détourner de ces franges côtières de grande attractivité immobilière sans offrir d’alternative. La séduction de l’urbanisme passe par des projets d’aménagement à long terme définissant de nouvelles polarités. Non seulement les plans de prévention doivent être pris en considération dans les schémas de cohérence territoriale, mais ces derniers doivent présenter un projet dynamique, tracé et suivi dans la durée.
Publié dans la revue Urbanisme n° 372 datée mai-juin 2010
Après Xynthia : un devoir de consolation
Après la tempête, les activités de déblaiement battent leur plein sur la côte vendéenne, relayées par un élan de solidarité territoriale.
Avec la tempête Xynthia, les habitants des communes de la Faute-sur-Mer et de l’Aiguillon-sur-Mer sont entrés dans la nuit du samedi 27 au dimanche 28 février dans l’antichambre de l’apocalypse. Après le deuil, l’heure est une semaine plus tard à l’inventaire. Les différents quartiers submergés ont maintenant tous été pompés. De grosses motopompes sont encore en activité pour purger les dernières poches d’eau et les sous-sols. Maintenant, les résidents et les propriétaires de maisons de villégiature affluent afin de faire le bilan de ce qui reste de leurs biens. Les meubles s’entassent à l’extérieur des propriétés, et, après le passage des experts des assurances, tout ce qui a été abîmé — tout le contenu habituel d’une habitation —, souillé d’eau salée et souvent maculé de vase, attend l’évacuation en déchetterie.
Dès les premières heures, les services des deux collectivités se sont mis à l’œuvre et il faut admirer leur courage, car ils se démènent depuis pour assurer réconfort et assistance aux habitants. Depuis, la catastrophe a ému. Dans un élan de fraternité, les collectivités voisines se sont naturellement portées volontaires. Du matériel et de la main-d’œuvre de nombreuses entreprises et collectivités s’activent dans les deux villes sinistrées depuis le début de la semaine. Il s’agit de déblayer les débris et les laisses de mer qui jonchent les voies publiques et surtout d’évacuer les mobiliers dont les riverains se séparent. C’est souvent tout le contenu de la maison qui part. À l’Aiguillon, c’était la semaine dernière un ballet incessant de camions-bennes chargés de déchets qui croisaient les semi-remorques apportant les roches nécessaires à la consolidation des digues endommagées. Le travail se passait dans le va-et-vient incessant des engins de chantier et sous la surveillance des hélicoptères de la gendarmerie. On a pu observer des scènes inhabituelles : des sapeurs-pompiers, des agents de collectivité et des bénévoles aidaient au travail de tractopelles d’entreprises privées qui chargeaient des bennes céréalières d’agriculteurs volontaires. La coordination était instinctive et solidaire.
Au-delà du coup de main apporté, l’essentiel est peut-être ailleurs. C’est dans le contact de ces agents très motivés avec une population désemparée que les choses prennent tout leur sens. Car ici, le besoin de consolation est immense. Dans le cœur de chacun, ce sont bien les témoignages de solidarité qui apportent un réconfort indispensable face au désastre.

Les agents du service technique de Fontenay-le-Comte à pied d’œuvre à l’Aiguillon-sur-Mer ce jeudi 4 mars 2010
La ville immobile
Ci git le temps. Voici un quartier au temps suspendu. Nous sommes à la Faute-sur-mer, après le passage de la tempête Xynthia et les maisons de ces quartiers sont vides et en attente de démolition. Elles appartiennent aux fameuses zones noires devenues par un relookage marketing des zones de solidarité. Ce lieu questionne à plus d’un titre les temps urbains.
De quelle ville parle-t-on ?
La première est qu’il représente un mode de production dominant de la ville contemporaine puisqu’il s’agit d’un quartier pavillonnaire et se rattache clairement à la question de l’étalement urbain (qui représente tout de même 40 % de la surface urbanisée en France). Parler des temps urbains impose évidemment de définir de quelle ville on parle. Les temps urbains ne sont bien entendu pas les mêmes en centre urbain qu’en banlieue ou en zones peu denses. La ville providentielle, celle qui offre tout ce dont on a besoin, se vit très différemment dans ce type de quartier où les attentes de vie collective sont très réduites.
La voiture est le corolaire indispensable du tissu urbain pavillonnaire qui intègre comme consubstantif cette mobilité individuelle. La catastrophe a arrêté le temps commun et même les voitures resteront immobiles, symbole d’une mobilité soudain révolue.
Plusieurs échelles temporelles, dont celle de l’accident
Il y a bien entendu plusieurs échelles de temps urbains et la frénésie actuelle due à l’instantanéité des télécommunications ne doit pas cacher les autres. Dans la production de la ville, le temps est plutôt long et dépasse souvent une génération, car la sédimentation fait partie du processus. Or l’étalement urbain récent a ceci d’extraordinaire qu’il nous a pris de court par sa vivacité. À force d’aller trop vite, de lotir et de bâtir par pure spéculation d’un foncier improbable, ces deux lotissements ont été implantés dans une zone inondable, et cela a conduit à l’accident cher au philosophe Paul VIRILIO.
La catastrophe apparaît comme la rupture du temps, ou en tout cas l’arrêt brutal du temps commun. Cela ressemble encore à un morceau de ville, mais ce ne sont plus que des coquilles vides. Plus d’habitants, plus de temps urbains.
La valorisation du lieu
Ensuite, ce moment précis, celui de la transe, est une forme temporelle unique qui montre à l’évidence que l’appréciation du temps appartient plus au domaine de la sociologie qu’à la simple discipline spatiale. A l’époque de la tempête, j’avais écrit un article dans la revue Urbanisme intitulé Temps de crise ou crise du temps. Nous vivons bien la crise du temps.
Cette crise du temps touche à l’intime et à la valorisation du lieu comme moment privilégié de l’expérience humaine. Xynthia a conduit à la perte de l’insularité du domus. Dans la relation de l’intime et de l’espace public, le lotissement représente une forme particulièrement pauvre. Tout s’y joue dans le l’écrin du logis. L’évacuation de toutes les maisons nous renvoie à la perte des temps individuels dans l’intérieur de l’habitation, lieu portant privilégié de l’expérience individuelle contemporaine.
Des formes temporelles
Nous voici dès à présent au cœur de mon propos. Il y a des formes qui se déploient dans l’espace et d’autres qui se déploient dans le temps.
Qu’est-ce qu’une forme temporelle ? Il s’agit d’un événement ou d’un ensemble d’événements qui se déploient dans le temps selon un ordre interne propre. Appliqué à l’urbanisme, cela devient une succession d’événements, d’usages, d’histoires contenus dans une structure définie.
Cela forme, pour reprendre les termes de Virilio, un paysage d’évènements. Pour moi, parler des temps urbains nécessite d’identifier les formes temporelles qui constituent la ville. Les formes temporelles associent des pratiques et des lieux et c’est en ce sens qu’elles hébergent les temps urbains. L’érection hâtive des banlieues et la crise qui en a suivi sont un exemple de forme temporelle. La manufacture du dix-neuvième siècle, icône urbaine aux multiples devenirs et usages, ou encore les bouchons récurrents du périphérique aux heures de pointe en sont aussi.
Ce quartier en suspension dans l’attente de sa destruction est bien entendu une forme temporelle particulièrement pure.
Pour le temps des villes, débat animé par François Chaslin, 11 octobre 2010 à 19 h, petite salle du centre Georges Pompidou, dans le cadre du cycle culture urbaine à la BPI
Extrait de l’intervention de J. Richer
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